Le secteur des transports est l’un des plus émetteurs de gaz à effet de serre (GES), représentant 23,4% des émissions belges en 2022. Alors que ce dernier est appelé à réduire ses émissions de GES de 47% d’ici 20301, il est pourtant l’un des deux seuls secteurs (avec le chauffage tertiaire) dont les émissions ont augmenté depuis 1990… Il est donc urgent d’agir si l’on veut atteindre les objectifs climatiques européens dans le secteur des transports.
Au sein du secteur transport, on distingue généralement le transport de personnes du transport de marchandises. Les émissions de gaz à effet de serre associées au transport de marchandises proviennent majoritairement des camions et des camionnettes2, le transport par route étant devenu quasiment hégémonique. Le transport routier induit également de nombreux autres impacts (ou « externalités négatives ») liés à la pollution de l’air3, à la congestion4, au bruit5, ou encore aux accidents de la route6. L’ensemble de ces impacts liés au transport de marchandises induit un coût de 3,7 milliards d’euros par an pour la Wallonie7.
Afin de réduire la note, il est possible de mobiliser trois leviers :
- la réduction de la demande (moins de déplacements)
- le report modal (des déplacements avec d’autres modes)
- l’efficience (innovation technologique en matière de motorisation (nouveaux vecteurs énergétiques, rendement, etc.), mais aussi organisationnelle (consolidation des flux))
Pour le transport de marchandises, il est généralement supposé que la demande soit induite, et qu’une réduction du nombre de déplacements est donc complexe. Ainsi, les mesures soutenant le report modal et l’efficience sont généralement préférées.
En ce qui concerne le report modal, il existe deux alternatives principales à la route : le rail (transport ferroviaire) et la voie d’eau (transport fluvial). En particulier, le transport ferroviaire a l’immense avantage de bénéficier (en Belgique) d’un réseau à plus de 90% électrifié. Ainsi le transport de marchandises par rail émet entre 5 et 6 fois moins de GES par tonne-kilomètre que le transport par route. De plus, le train est également très peu émetteur de polluants atmosphériques (au contraire d’une péniche ou d’une barge). Le train est donc de loin le moyen de transport le moins néfaste pour l’environnement8 !
Au vu de ces constats, il semble urgent d’augmenter la part modale de marchandises transportées par le rail. Malheureusement, la tendance est à l’inverse : le transport de marchandises par rail a décru d’environ 40% en 15 ans9, principalement victime de la route et du transport par camion.
La législature qui touche à sa fin a acté de grandes ambitions pour le rail, avec un quasi doublement de la part modale du train tant pour les personnes que pour les marchandises d’ici 204010. Néanmoins, les défis à relever pour atteindre ces objectifs restent conséquents, en particulier pour le transport de marchandises.
Comment, alors redynamiser le transport de marchandises par rail ? C’est à cette question qu’a tenté de répondre Marie Desrousseaux dans son Plan d’action pour l’utilisation innovante des voies ferrées, publié par Bond Beter Leefimilieu, l’organisation sœur de Canopea en Flandre.
1 Pourquoi le transport ferroviaire de marchandises a déraillé ?
Le transport ferroviaire possède des spécificités qui limitent la pertinence de son usage à certains cas, et peuvent donc expliquer en partie son déclin.
Le train, un transport massifié rentable pour de gros volumes
Premièrement, le train est un transport massifié, ce qui lui permet de transporter un très grand nombre de marchandises de manière efficace. Si le chargeur (le propriétaire de la marchandise) a suffisamment de marchandises pour faire rouler des trains complets11, il peut donc raccorder ses installations au réseau ferroviaire. L’installation et l’entretien sont toutefois à la charge de l’entreprise, ce qui peut s’avérer très cher.
Toutefois, si le chargeur n’a que quelques wagons à transporter12, le choix du train devient malheureusement plus difficilement rentable. En effet, il faudra transporter la marchandise jusqu’au lieu où celle-ci pourra être raccordée avec des wagons d’autres chargeurs13. Les wagons devront alors être triés ou transbordés, opérations dont le coût devra être compensé par un coût du transport plus faible afin de rendre l’usage du train rentable.
Or, le secteur du transport routier bénéficie d’avantages ayant réduit drastiquement le coût de ce dernier, réduisant dans le même temps la rentabilité du transport par rail. Premièrement, le transport routier bénéficie du système du diesel professionnel, qui consiste en un remboursement partiel des accises sur le diesel14, ce dont ne bénéficient pas les trains roulant à l’électricité. Deuxièmement, l’infrastructure routière était (jusqu’en 2016) entièrement financée par l’impôt, et donc par l’ensemble des contribuables, alors que l’infrastructure ferroviaire est financée non seulement par l’impôt mais aussi à 60% par les utilisateurs à travers la « redevance sillon15 », sorte de péage16. Pour compenser cette distorsion de concurrence, un prélèvement kilométrique (régional) a été mis en place. Son niveau reste toutefois insuffisant pour compenser la distorsion de concurrence17.
D’autres tendances (pour le moment anecdotiques) risquent de réduire la compétitivité déjà limitée du rail par rapport à la route. En particulier, la circulation de véhicules plus longs et plus lourds (VLL, appelés plus communément « Eco-combis »), sorte de trains sur roues pouvant transporter jusqu’à 60 tonnes de marchandises (contre 44 tonnes pour un poids lourd « classique »), est en voie de démocratisation et risque donc de concurrencer encore davantage le train (pourtant beaucoup moins polluant).
Le train, un transport lent et pas toujours fiable
Deuxièmement, les trains se déplacent sur une infrastructure dédiée, majoritairement mixte en Belgique (c’est-à-dire que les lignes sont utilisées tant pour transporter des marchandises que des passagers). Or, la capacité du réseau ferroviaire est bien inférieure à celle du réseau routier : premièrement, le réseau routier Belge est 88 fois plus dense que le réseau ferroviaire. Deuxièmement, la plupart des lignes ne comptent qu’une voie par sens de circulation, alors que de nombreuses routes et autoroutes en possèdent deux voire trois.
La capacité de biens transportés est donc limitée par cette infrastructure et les règles (acquisition de sillons, priorité, interopérabilité, etc.) qui la régissent. Ainsi, les transporteurs sont dépendants des sillons disponibles et ne sont souvent pas prioritaires, ce qui peut rallonger significativement le temps de parcours.
Dans un contexte où les industriels cherchent à adopter une gestion allégée (« lean »), notamment en minimisant leurs stocks pour réduire leurs coûts, la vitesse et la ponctualité des livraisons est de plus en plus cruciale18. Le manque de fiabilité du train, lié à ses contraintes infrastructurelles, fait donc souvent préférer le transport routier, plus flexible et plus rapide19.
Les autres barrières à l’utilisation du train
Les problèmes de coût, de fiabilité et de vitesse commerciale représentent les principales barrières à l’utilisation du transport ferroviaire. Toutefois, Marie Desrousseaux identifie d’autres barrières à lever pour augmenter l’usage du rail :
Premièrement, une difficulté subsiste quant à la capacité des différents acteurs à collaborer entre eux. En effet, une organisation efficiente du transport par rail nécessite (en particulier pour le « single wagon load ») une collaboration importante entre acteurs avec des intérêts divergents. Ces problèmes apparaissent notamment dans le cas du partage de données, aspect particulièrement sensible pour de nombreuses entreprises. Ainsi, des mécanismes de collaboration robustes doivent être mis en place entre parties prenantes, mécanismes qui doivent être coordonnées par des acteurs indépendants.
Deuxièmement, la perception des services de transport par rail est particulièrement négative. Que cette perception soit justifiée ou non, elle pousse certains opérateurs économiques à ne pas considérer le rail comme une option, et à choisir le transport routier de manière systématique. Pour tempérer l’impact de cette perception, le choix d’un mode de transport doit se faire de manière rationnelle et globale (c’est-à-dire en considérant l’ensemble du processus logistique).
2 Comment remettre le transport ferroviaire de marchandises sur de bons rails ?
Pour atténuer les barrières à l’utilisation du transport de marchandises par rail, Marie Desrousseaux identifie 14 actions à mettre en œuvre. Ces actions sont d’ordre :
- Technologique (développement de systèmes de transbordement horizontal, de véhicules autonomes, digitalisation et automatisation)
- Organisationnel (création d’un catalogue sillon et réservation de sillons pour le fret, réduction du temps de réservation, gestion optimalisée des réservations, réduction du prix du sillon compensé par une hausse du prix du parking)
- Réglementaire et normatif (standardisation des trains à 740m de long, alignement des systèmes de gestion de la capacité avec les pays voisins)
- Financier (taxe carbone, aide à l’investissement et soutien financier pour le transbordement, subsides sur les unités de transport, investissement dans des terminaux multimodaux)
La liste d’actions proposées dans ce plan n’est pas exhaustive. En effet, ce plan d’action se concentre principalement sur l’amélioration de l’attractivité du fret ferroviaire. Ainsi, il n’inclut pas (ou presque) d’actions réduisant l’attractivité des modes alternatifs au train20 (et en premier lieu le transport routier), comme la lutte contre le dumping social ou le relèvement du prélèvement kilométrique. De plus, le périmètre du plan limite les actions à des mesures incitatives. Or, certaines mesures coercitives, comme une obligation de ferroutage pour le trafic routier de transit, peuvent également augmenter le report modal vers le rail.
Malgré cela, ce plan d’action reste un excellent outil pour stimuler l’usage du train dans le transport de marchandise et ainsi répondre aux objectifs ambitieux de report modal. En particulier, il démontre que, si certaines pistes d’action impliquent la création de nouvelles infrastructures, des améliorations conséquentes peuvent également être obtenues sans modification notable de l’infrastructure actuelle, en valorisant le potentiel de technologies existantes.
Ce plan d’action amène donc la preuve que le rail de demain peut se construire dès aujourd’hui.
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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- Par rapport à 2005 ; objectif européen fixé pour les secteurs non-ETS, dont le transport fait partie
- Représentant en 2019 respectivement 27,1% et 11,0% des émissions liées au transport (personnes et marchandises) au sein de l’Union Européenne
- Responsable de 9 380 décès prématurés en Belgique
- Plus de 5 milliards d’euros en 2023 selon la FEB et la Febiac
- Près de 2,5 millions de Belges exposés à des bruits excessif liés au transport
- 483 décès sur l’ensemble du pays en 2023
- SPW Mobilité. (2024). Evaluation des coûts environnementaux liés au transport de marchandises en Wallonie
- Utiliser le train plutôt qu’un poids lourd ou un bateau divise respectivement par 5,9 et 3,5 les coûts externes.
- Passant d’environ 20 milliards de tonnes-kilomètres en 2008 à 12 milliards en 2023 (pour visualiser la tendance, voir https://opendata.infrabel.be/explore/embed/dataset/evolutie-van-ton-km/analyze/)
- Passage de 8% à 15% de part modale pour le transport de personnes et de 12% à 20% pour le transport de marchandises (Vision Rail 2040)
- On parle de « full train load »
- On parle de « single wagon load »
- Dans le cas où ce transport du premier kilomètre est effectué par la route ou la voie d’eau, on parle de transport intermodal
- Pour plus d’information, voir l’article de Pierre Courbe sur le sujet : https://www.canopea.be/le-diesel-professionnel-un-dossier-complexissime/
- Selon le code ferroviaire (Article 3, 67°), un sillon représente « la capacité de l’infrastructure ferroviaire requise pour faire circuler un train d’un point à un autre au cours d’une période donnée ». Pour simplifier, il s’agit d’un créneau au cours duquel un train est autorisé à circuler sur une ligne donnée. Ce créneau doit être réservé à l’avance, et son prix varie en fonction de plusieurs facteurs (type de train, heure de la journée, type de ligne, etc.).
- En 2022, le chiffre d’affaires d’Infrabel (obtenu grâce à la redevance sillon) étant de 771 millions d’euros, tandis que sa « dotation d’exploitation » (publique) était de 485 millions d’euros.
- De plus, une analyse du système suisse (analogue au prélèvement kilométrique belge, mais dont les redevances sont 5 à 6 fois plus élevées) a montré que l’importance de ce système pour le report modal résidait davantage dans sa dimension budgétaire que dans sa capacité (limitée) à modifier directement les comportements des opérateurs de transport (https://www.canopea.be/prelevement-kilometrique-lecons-de-suisse/)
- C’est le concept du Just-in-Time (JIT)
- Cette plus grande rapidité se fait malheureusement souvent au dépend des chauffeurs, mis sous pression pour respecter les horaires malgré les aléas de la route, et créant parfois des abus importants en matière de respect de la législation européenne sur le temps de travail des chauffeurs.
- Il intègre toutefois une certaine internalisation des coûts externes (et donc un rapprochement du coût vérité) à travers une taxe carbone