Résister dans un monde abîmé, en mode furtif !

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Quand un roman de science-fiction raconte, de manière très crédible, ce que pourrait être le monde à venir et la nécessité d’une résistance vivante, quels enseignements en retenir ? La Volte est-elle une piste pour se dégager d’un contexte de repli généralisé sur fond d’un ressentiment destructeur qui structure aujourd’hui une part toujours plus importante de nos sociétés ?

Dans une Racine précédente, où je rendais compte du contenu de la « Charte du Verstohlen » – terme allemand qui signifie « furtif » – j’avais découvert l’existence du roman de science-fiction d’Alain Damasio Les Furtifs1sur lequel s’appuient, en partie, les auteurs de la Charte pour développer leurs réflexions. Pour rappel, Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, présentait la furtivité comme une méthode pour :

• Échapper aux systèmes de surveillance généralisée, qu’ils soient technologiques ou sociaux, et préserver ainsi la liberté et la sobriété dans un monde hyperconnecté;

• Transformer le monde sans subir la domination politique ;

• Préserver sa liberté et son pouvoir d’agir ;

• Cultiver « l’art de produire des issues » face aux défis contemporain.

Et elle retenait de la lecture du foisonnant roman de Damasio que les Furtifs sont des êtres dotés d’une grande capacité d’adaptation, capables de traverser et contrer les zones de dévastation et qui seraient les pionniers d’un futur plus réflexif et critique.

Intrigué, j’ai lu le roman… (attention, spoiler)

Une dystopie glaçante… de vérité

Nous sommes donc en 2041 : l’État, en faillite, a vendu ses villes les plus attractives à des multinationales. Nestlé a fait de Lyon NestLyon, Paris est devenu Paris-LVMH, et Orange, la ville où débute l’histoire, s’appelle toujours Orange… parce que l’opérateur téléphonique l’a rachetée. Dans ces « villes libérées », l’impôt, « optionnel », permet d’acquérir des niveaux de citoyenneté : standard, premium ou privilège. Certaines avenues, certains parcs sont réservés aux citoyens privilège. La consommation et la publicité sont partout ; les individus, connectés, « bagués » comme des pigeons et traçables en permanence. Ceux qui sortent des rails voient leur note personnelle dégradée, ou un drone les taser. Les milices privées pourchassent l’enseignement gratuit des « proferrants », au motif qu’il viole le droit commercial. L’État, essentiellement réduit à son appareil répressif, n’hésite pas à leur prêter main-forte. (…) Le contrôle a envahi chaque domaine du quotidien, poussant à l’aliénation conformiste. (…)

La dystopie est étonnante et glaçante à la fois parce que proche dans l’espace et dans le temps. Elle est aussi convaincante si l’on considère les tendances et évolutions actuelles, tel l’engouement sans limite pour le numérique prôné par la majorité des Etats du monde, à la grande satisfaction des GAFAM. « Le roman décrit un monde terrifiant, parce qu’il anticipe l’évolution possible du nôtre avec beaucoup de vraisemblance, et prolonge des traits sociaux, politiques et culturels qui sont déjà à l’œuvre aujourd’hui jusqu’à un point où l’opposition entre démocratie et dictature n’a plus lieu d’être »2. Cette citation est particulièrement intrigante au moment où l’Amérique a choisi de mettre à sa tête un individu haineux, admiratif des autocrates.

Cependant, dans cette société engoncée dans l’hyper-sécurité et le confort autocentré – n’est-ce pas la société que l’on devine en filigrane des programmes politiques de toutes les droites – surgissent les Furtifs.

Qui sont ces Furtifs ?

Concrètement, il s’agit d’êtres en métamorphose permanente, capables de mutations, d’une extraordinaire vivacité, joueurs, curieux, toujours en éveil, que seule la mort fige. Ces êtres vivent en périphérie de l’espace humain, dans les angles morts de la vision. Ils communiquent par des sons frissonnants et des glyphes qu’ils laissent parfois sur leur passage. Ils prennent fréquemment l’aspect d’un animal (écureuil-mangouste-aigle), ont un comportement pacifique et sont régis par le principe de la fuite. Pour Sahar, mère de Tishka, fillette qui s’est « métamorphosée » en furtif : « Les forces actives de la joie tanguante, de la métamorphose qui destitue, du tissage tactile, d’une reliance fulgurante au monde… Le vivant dans sa totipotence, oui, dans toute sa fluidité, ses bruissements et son intensité, telle [est] Tishka. Le vivant dans sa résilience, dans son autopoïèse proprement miraculeuse, cette autocréation de soi qu’elle a au plus haut point et qu’elle puise dans l’environnement pour le métaboliser, s’en nourrir comme personne. Le vivant comme système ouvert plus que tout, en équilibre instable, qui conjure sans cesse l’entropie et s’offre sa propre liberté chaque jour »3.

Ode à la résistance

Parmi les richesses de ce roman-fleuve captivant, je pointerai celle qui pourrait être des plus stimulantes pour les militant·es de toutes sortes, actif·ves dans notre société : les mises en scène quasi permanentes des formes de résistance collective. Et même si le récit les met fréquemment en relatifs échecs, elles ne peuvent qu’être encouragées et stimulées par l’ouverture qu’offre le mode d’être des Furtifs pour les appuyer et par l’apothéose finale ! Oui, résister aujourd’hui nécessite aussi que l’on crée des résistances inédites.

Les communautés furtives imaginées par l’auteur ont beaucoup de points communs avec les collectifs autonomes, les Black Blocks, les Zapatistes, les ZAD et autres archipels politiques qui tentent de construire des lieux et des modes de vie en rupture avec la société néolibérale. Damasio est d’ailleurs un habitué de ces lieux, de Notre-Dame-des-Landes à Tarnac, un habitué des revues, magazines, podcasts et sites internet qui se revendiquent de ces mouvances, et s’en nourrit autant que ses livres et ses prises de position servent de référence pour les activistes.

Ainsi, on retrouve :

Les actions civiques

Sahar Varèse, proferrante, organise, ce qui est interdit, des cours gratuits et qui visent essentiellement le développement d’un esprit critique de résistance pour les habitants de la ville privatisée.

Le boycott

Face à la privatisation de villes françaises, des citoyen·nes, regroupé·es dans un collectif, Reprendre, boycottent ces entreprises pour protester contre la perte de l’espace public.

La Subversion

Les citoyens détournent partiellement les espaces urbains privatisés, en y créant de nouveaux usages pour favoriser les interactions humaines et échapper au contrôle permanent. « Les militants de « la Céleste », de « la Traverse », de « l’Inter », imaginent de nouvelles manières d’habiter la ville : huttes précaires dans les interstices urbains, « toits ouverts » ou cabanes suspendues, et affrontent les gaz incapacitants et les hélicoptères avec des parapentes et des tyroliennes. » Refusant de s’inscrire dans les normes d’une ville pensée depuis le sol, pour les voitures, ils décident de chercher « des obliques, des traçantes », lancent « des ponts de singe, des tyroliennes », utilisent des « parapentes » et des « autogyres », suspendent des « cocons » ou des « maisons sac à dos » aux immeubles. Ils investissent les toits, pour y instaurer d’autres modes de vie, communautaires et autonomes. 

L’opposition partisane

Le Parti Furtif, créé pour mener une opposition politique au système bien en place, échouera (évidemment) aux élections, mais aura sa revanche… Et le débat télévisé pré-électoral entre l’étrange personnage qu’est Varech, ce philosophe ressemblant à une combinaison de Gilles Deleuze, Baptiste Morizot et Damasio lui-même et Gorner, le représentant du pouvoir en place, est un vrai délice.

Petit extrait d’une réplique de Varech relatif à l’anneau que chacun·e doit (et très souvent veut) porter, qui est une sorte de miniaturisation d’un smartphone sophistiqué et qui est aussi l’objet technologique ultime pour le pouvoir en place : « (…) A travers ces technologies finies, vous maximisez le rétro-engéniering comportemental qui consiste pour chacun à devenir le designer d’un produit unique : être soi. Ce qui m’écœure, c’est l’auto-aliénation consentie et recherchée, ce statut d’auto-serf satisfait et frustré tour à tour, par cycle court, dans le lave-linge de l’egotrip. C’est la réduction cognitive progressive de nos aptitudes à force de les externaliser vers l’IA, par paresse ou par commodité. (…) C’est cette déshumanisation relationnelle et empathique qui confine à la misanthropie molle. C’est cette étroitisation finale du vivant en nous, cette dévitalisation d’animal de zoo, dont nous repeignons chaque jour la cage souple (…) Avec l’anneau, vous nous escamotez ce rapport précieux au dehors. Vous rendez improbable la rencontre avec ce qui n’est pas nous. Nous ne créons plus rien : nous paramétrons et nous permutons nos routines. Ce qui me glace, c’est le type d’humain que nous devenons, monsieur Gorner. (…) Votre politique consiste à faire en sorte qu’en toute autonomie, l’individu agisse sur lui-même de telle manière qu’il reproduise en lui-même le rapport de domination technolibéral. Et l’interprète comme liberté. Sa liberté. J’appelle ça le self-serf vice. » (p833)

La guérilla

Bataille de Porquerolles : les rebelles se regroupent sur cette île pour former un bastion de résistance. La bataille face aux milices gouvernementales fut épique et l’organisation (peu organisée) de la résistance, était juste fantastique.

Et aussi, une ZOUAVE (Zone où Apprivoiser le Vivant Ensemble), cette organisation installée sur l’île refuge de Pont-Javeau sur le Rhône, dont l’organisation s’inspire de celle des villages balinais.

Et, plus que les idées véhiculées pas ses formes de résistance, ce qui se dégage d’essentiel, c’est la vitalité qui anime ces rebelles, vitalité quasi corporelle : Les Furtifs, c’est le roman du retour au corps, dans une société qui l’a nié, mis au rancard en faveur d’une communication électronique qui est devenue une laisse, qui est devenue le sens exsangue de vies insensées. D’ailleurs, Saskia ne s’y trompe pas en observant les insurgés avec qui elle fraye désormais, comme frayent les saumons : « En vérité, ce qui me frappe le plus chez ces insurgés, c’est pas leurs idées (tout le monde peut croire à une idée) : c’est leur corps. La densité, la pression palpable sous la peau. Homme ou femme, trans, jeune fille ou vieux loup, ces corps sont foutrement vivants, habités. Ils dégagent une puissance, une puissance d’autant plus désarçonnante qu’elle ne vient pas d’une carrure spéciale ou d’une musculature travaillée. Et que rien dans leurs vêtements à la coule, déchirés, délavés et flottants, ne souligne. Ces corps ont quelque chose de très attirant, d’aimantant. On peut discuter à l’infini de leurs convictions. Sûr. Mais ça, ces corps vivants, ça ne triche pas. Et ça en dit beaucoup plus long que toutes les AG du monde »4.

L’invocation, ou la possibilité de s’ouvrir

La furtivité serait une puissance animale à capter ou à apprivoiser en nous. Comment concevoir cela ? Via l’utilisation assez géniale du concept d’invocation.

La seule manière de tuer un furtif, c’est de le voir et d’être vu par lui ; alors le furtif se « cristallise » en une céramique, qui prend souvent la forme d’un animal hybride, en déclenchant un « frisson », qui peut se matérialiser sous la forme d’une trace (un « glyphe ») et qui se répand, chez qui a vu le furtif, par un affect terrible, l’« invocation », qui peut rendre fou. 

Le roman nomme « invocation » cet état particulier où un furtif transmet sa vitalité à une personne. Mais il faut apprendre à la saisir. Au début, quand les furtifs sont perçus comme une menace inconnue et insaisissable, l’invocation est décrite négativement : d’une part, elle se produit quand un furtif se fige, c’est-à-dire quand il est vu ; d’autre part, elle produit donc, sur celle ou celui qui l’a vu, un dérèglement psychologique qui peut aller jusqu’à la folie. C’est ce qui arrive au personnage de Ner, membre de la meute, paranoïaque bardé d’équipements technologiques qui augmentent ses capacités visuelles. Pendant tout le roman, Ner passera à côté de l’occasion de s’ouvrir à la joie furtive.

En revanche, au fur et à mesure que les protagonistes en apprennent plus sur les Furtifs et cherchent à composer avec eux, l’invocation se déclenche sans causer la mort des uns ou la folie des autres, mais en augmentant la puissance vitale de la personne qui invoque. Par ce concept d’invocation, on peut entendre que, pour résister au monde néolibéral qui advient, il est nécessaire d’adopter un positionnement particulier, de faire un travail d’ouverture la plus large possible à l’autre, à l’alter, un travail de décentration et ainsi s’éloigner des réflexes de fermeture, de paranoïa,… Il s’agit d’être en permanence attentif·ve à affronter à la fois ce qui nous fait peur (en nous et au dehors) et aux tentations de nier l’autre et la différence. De se défaire de la haine ordinaire.

Cynthia Fleury traduirait cela en un travail qui consiste à lutter contre le ressentiment5 pour s’ouvrir à la sublimation, à la créativité,… On retrouve aussi, en filigrane, son appel à refonder le concept de dignité à partir de ses marges, dans notre monde qui est de plus en plus une fabrique d’indignité6. Le Verstohlen, c’est d’abord cela : « avoir le droit de demeurer par le prendre soin, avoir le droit d’agir et de transformer le monde sans subir la domination et la confiscation incessante de la décision politique, ne pas être en danger, posséder en partage, faire surgir le réel dans les interstices de l’invisible ».

Restauration de la dignité et respect des limites de la planète constituent probablement une éthique urgente à mobiliser. Et les voies du changement sont inédites et exigent imagination, détermination, ouverture et décentration. Empathie et amour.

Une lueur dans un monde bien sombre

Manifeste politique et littéraire, Les Furtifs est assurément un livre décisif pour aujourd’hui, qui nous rappelle que « la dystopie n’est jamais l’antithèse de l’utopie, mais qu’elle l’appelle et la contient ». Cet appel permanent et motivant au mouvement et à la résistance collective propose des trajectoires d’émancipation possibles tellement nécessaires pour les temps qui viennent. Damasio, dans Les Furtifs mais aussi dans ses autres romans « choisit de vagabondir, est un touche-à-tout polyartistique pour qui le mouvement est le moteur de la création et de l’émancipation. (…) Ses livres parlent de dépassement de soi et d’un devenir-autre, dans un perpétuel recommencement. Il s’agit pour l’auteur de répondre à la question “comment être vivant ? ». La littérature génère des forces vitales à travers le parcours de héros libres et frondeurs qui se réapproprient l’espace, bougent les lignes en proposant des modèles de futurs désirables, susceptibles de nous affecter, nous (é)mouvoir »7.

S’inspirer de la charte de Fleury et Fénoglio est un point de départ possible : il s’agit bien, face au constat de notre rapport au monde abîmé (menace d’effondrement écologique, néolibéralisme violent, surveillance, découragement généralisé, déni,…) de 10 éléments susceptibles de réarmer le désir d’agir et d’arpenter les chemins d’une « vie bonne ». D’une vie sous le signe des Furtifs.


  1. Alain Damasio, Les Furtifs, Paris, La Volte, 2019.
  2. Thomas Golsenne, « Devenir-gracieux. L’invocation dans Les Furtifs d’Alain Damasio », Déméter [En ligne], 9 | Hiver | 2023, mis en ligne le 04 mai 2023, consulté le 31 octobre 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/976
  3. Alain Damasio, Les Furtifs, Paris, La Volte, 2019, p. 594.
  4. Didier Smal 31.03.21 dans La Une CEDLes ChroniquesLes LivresFolio (Gallimard)Science-fiction
  5. Thème central de son livre : Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Collection Blanche, Gallimard, janvier 2020.
  6. Cynthia Fleury, La clinique de la dignité, Gallimard, août 2023.
  7. Anne-Sophie Tisserand. Movimento I. Generazioni, storie, trasformazioni, Entre flow & flou : l’art de bouger les lignes chez Alain Damasio. Elephant & Castle, 2023, 30, pp.136-146. ffhal-04450886