Le 28 janvier dernier, excédés d’embarquer, encore une fois, dans un wagon bondé, des usagers se sont accrochés aux portes et ont immobilisé un train en gare de Rhode-Saint-Genèse. Cet épisode, s’il est bien évidemment condamnable sur le plan, notamment, de la sécurité, n’en est pas moins révélateur de la tension qui règne sur le rail. Surtout, il questionne sur les mesures prises par le groupe SNCB pour enrayer le cycle infernal dans lequel se trouve le réseau ferroviaire.
Car si l’on peut se réjouir de l’augmentation importante de fréquentation que connait le rail depuis une décennie (4,2% par an en moyenne depuis dix ans – voir aussi graphique), on s’étonne du retard pris par le groupe ferroviaire pour répondre à la demande du public. Demande qui s’articule certes autour de la mise à disposition de places assises en nombre suffisant, mais aussi et avant tout, autour de l’assurance de trains ponctuels et fiables. Les retards[[Notons qu’un train est considéré comme en retard à partir de 6 minutes sur le réseau belge. Dans d’autres pays, un train est considéré comme à l’heure s’il accuse moins de 3 minutes (Suisse) de retard. ]] et suppressions de trains constituent en effet les deux motifs les plus importants de réclamations des voyageurs[[Rapport du Médiateur pour les voyageurs ferroviaires, 2011. Si l’on tient compte des trains supprimés, la ponctualité sur le réseau SNCB n’aurait en effet été que de 85.5% en 2011.]].
Source : SNCB
Certes, le personnel politique a bien compris l’intérêt de poursuivre deux objectifs prioritaires[[En témoignent les débats lors de l’audition parlementaire des trois CEO’s du groupe SNCB, le 5 février dernier, en Commission Infrastructure de la Chambre ou ce 5 mars, en Commission Environnement, Aménagement du territoire et Mobilité du Parlement Wallon.]] – la sécurité et la ponctualité – dans le prochain Plan pluriannuel d’investissement (2013-2025) (PPI pour les intimes), même si on peut s’interroger sur la répartition des moyens alloués entre ces deux éléments[[Dans le scénario dit « conclave » qui est actuellement sur la table des négociations, le poste sécurité bénéficie d’environ 5,2 milliards € (niveau maximum), soit près de 20% de l’ensemble du budget du PPI, alors que l’objectif de ponctualité est raboté à deux étoiles sur cinq.]].
Mais il importe aussi de se rendre compte des implications essentielles du maintien de capacité (et surtout de son absence) sur l’ensemble du réseau belge. Car agir sur le renouvellement du réseau, c’est réduire du même coup bon nombre de problèmes de ponctualité – et de sécurité – et ainsi répondre à une partie importante des attentes des voyageurs.
Pourquoi maintenir la capacité du réseau ?
Le maintien de capacité, appelé aussi « renouvellement de l’infrastructure » a pour objectif de remplacer les éléments de l’infrastructure arrivant en fin de vie économique. La prise en compte de la pyramide d’âges des éléments d’infrastructure est donc fondamentale. L’entretien proprement dit, imputé quant à lui sur des budgets d’exploitation (et non sur le PPI), a pour but d’intervenir sur des éléments qui n’ont pas encore atteint leur fin de vie afin de garantir leur niveau de fonctionnalité requis[[Ces éléments sont largement développés dans l’avis réalisé à la demande d’Infrabel par le groupe EPFL-LITEP de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne « sur les besoins financiers en maintien de capacité du réseau belge pendant la période 2013-2025 » (juillet 2011).]]. Maintenir la capacité du réseau, c’est donc s’assurer que les infrastructures techniques (voies et appareils de voie, ouvrages d’art, caténaires et sous-stations, équipements d’alimentation de la signalisation, et signalisation proprement dite) bénéficient des investissements suffisants pour continuer à assurer un service de qualité[[La vitesse de référence sur les lignes pourrait constituer l’un des critères objectivables pour mesurer cette qualité.]].
Comme le rappelle le groupe d’experts de l’EPFL-LITEP, sollicité pour avis par Infrabel, les moyens alloués au maintien de capacité ont ainsi une influence directe, « à moyen et long terme, sur la ponctualité sur le réseau en agissant sur :
la fiabilité des composants de l’infrastructure,
la maintenance du système, tant sur le plan technique que financier (rapport entre les dépenses d’entretien et les dépenses de renouvellement),
la durabilité du patrimoine.[[Avis EPFL-LITEP, Op. cit., 2011, p. 5.]]»
Les pouvoirs publics ont donc tout à gagner à assurer les moyens budgétaires suffisants pour le renouvellement du réseau. Il s’agit là d’un investissement structurel en faveur de la ponctualité et de la sécurité, mais aussi au bénéfice d’une gestion financière plus saine pour le gestionnaire d’infrastructures (optimisation des politiques de maintenance et de renouvellement). Cette décision revêt donc un caractère éminemment stratégique.
Pourtant, les volumes d’investissement relatifs au maintien de capacité, s’ils ont connu une croissance soutenue entre 2005 et 2009, se sont effondrés en 2010-2012 (figure 1), affectant de manière importante la maintenance du réseau, les montants prévus étant largement inférieurs aux besoins. Cette insuffisance entraîne un besoin de « rattrapage » conséquent dans les années à venir (v. détail budgétaire ci-après), ainsi qu’une « désorganisation des politiques de maintenance (…), la désorganisation de la logistique des chantiers ainsi que celle de la planification des plages travaux de l’exploitation »[[Avis EPFL-LITEP, Op. cit., 2011, p. 8.]].
Source : EPFL-LITEP, 2011.
Une gestion « en bon père de famille » des investissements dans le renouvellement du réseau est donc indispensable. A cet égard, la Fédération Inter-Environnement Wallonie se demande si les moyens alloués au poste « maintien de capacité » dans le projet de PPI actuellement en débat sont suffisants.
En maintenant le trop faible niveau d’investissement connu en 2010-2012 dans les années à venir, les pouvoirs publics risqueraient de se diriger vers une dégradation rapide de la « consistance » du réseau, une « perte de substance » (c’est-à-dire un vieillissement généralisé), qui conduirait inévitablement, selon l’EPFL à « une dangereuse dérive de la maintenabilité de l’infrastructure et l’apparition de phénomènes d’obsolescence de pans entiers du réseau »[[Ibidem.]].
Ces « pans entiers du réseau » seraient, en outre, particulièrement concentrés en Wallonie où subsiste un réseau de lignes régionales important. La catégorisation des lignes (A-B-C), récemment dévoilée dans la presse, et l’allocation de moyens réduits pour la maintenance des lignes C, sont directement corrélées à ce déficit d’investissement dans le renouvellement du réseau.
Une insuffisance des moyens alloués au poste « Maintien de capacité » dans le projet de PPI 2013-2025
Le budget actuellement prévu dans le prochain Plan pluriannuel d’investissement du groupe SNCB est de 6.611.000.000 €, indiqué sous la dénomination « Réseau – Renouvellement / Amélioration ». Ce montant peut paraître important… il est pourtant largement insuffisant selon IEW !
Estimer précisément les besoins budgétaires du poste « maintien de capacité » est un exercice difficile, en particulier en l’absence de données disponibles sur les bases méthodologiques utilisées par Infrabel pour estimer ces besoins. La Fédération Inter-Environnement Wallonie a donc travaillé sur base d’indicateurs pour arriver à la conclusion d’une insuffisance des besoins alloués au poste « maintien de capacité » dans le présent projet de PPI 2013-2025, et formuler plusieurs propositions à cet égard.
Un premier indicateur : des objectifs de ponctualité beaucoup trop faibles
Les objectifs proposés en termes d’amélioration de la ponctualité (niveau envisagé dans le scénario dit « conclave » : 2*/5) sont particulièrement défaitistes et ne permettront pas de répondre aux attentes profondes des usagers du rail. Les retards[[Notons qu’un train est considéré comme en retard à partir de 6 minutes sur le réseau belge. Dans d’autres pays, un train est considéré comme à l’heure s’il accuse moins de 3 minutes (Suisse) de retard. ]] et suppressions de trains constituent pour rappel les deux motifs les plus importants de réclamations des voyageurs[[Rapport du Médiateur pour les voyageurs ferroviaires, 2011. Si l’on tient compte des trains supprimés, la ponctualité sur le réseau SNCB n’aurait en effet été que de 85.5% en 2011.]]. Si l’on peut souligner la volonté politique d’assurer une sécurité optimale sur l’ensemble du réseau (v. ci-dessous), on peut par contre regretter l’absence de propositions ambitieuses pour améliorer durablement la ponctualité, en particulier en agissant prioritairement sur la capacité du réseau.
Il apparaît donc nécessaire et urgent de se fixer des objectifs plus ambitieux, au minimum ceux envisagés dans le scénario dit « médium » d’Infrabel (4*/5) qui seuls permettraient d’assurer une ponctualité satisfaisante sur l’ensemble du réseau principal (voies A,B,C).
Un deuxième indicateur : une disparité régionale dans le renouvellement du réseau
Les propositions actuellement sur la table incluent une réelle disparité régionale dans le renouvellement du réseau, avec un risque non négligeable de « rail à deux vitesses » entre le nord et le sud du pays.
Ce budget correspond en effet au scénario intitulé « conclave » par Infrabel, qui prévoit un « renouvellement standard de l’infrastructure sur l’ensemble du réseau (à qualité inchangée) (…) avec un manque de moyens pour les lignes les moins utilisées en Wallonie de 2013 à 2021 [et une] amélioration de la qualité des lignes les plus utilisées en Flandre (405 mio€ à partir de 2022) »[[Présentation Infrabel lors de l’audition parlementaire des trois CEO’s du groupe SNCB, Commission Infrastructure de la Chambre, 6 février 2013, slide 29.]].
Dans le procès-verbal du Conseil d’Administration d’Infrabel en date du 21 novembre 2012, il est également clairement indiqué : « (…) en ce qui concerne le maintien de capacité en Flandre et à Bruxelles, les moyens prévus sont suffisants. Pour la Wallonie, il y a une diminution des moyens pendant les premières années, à charge des lignes moins utilisées ».
Alors que la Flandre bénéficiera (à partir de 2022) d’investissements importants (405M€) lui permettant d’envisager un « réseau zéro défaut » (niveau technique d’ordinaire réservé, à l’échelon européen, aux lignes à grande vitesse), la Wallonie devra pâtir d’un réseau sous-entretenu, avec à court ou moyen terme, un risque non négligeable de fermeture de lignes. Notons que le réseau « zéro défaut » était envisagé comme un objectif possible pour l’ensemble du réseau belge dans un scénario « ambitious », tenant compte que « de nombreux composants ont déjà atteint, voire dépassé leur limite de vie. Un renouvellement massif doit impérativement être réalisé »[[Présentation Infrabel lors de l’audition parlementaire des trois CEO’s du groupe SNCB, Commission Infrastructure de la Chambre, 6 février 2013, slide 10.]]. Ce scénario n’ayant pas été retenu, malgré toute l’urgence qui le caractérise, c’est le sud du pays qui risque de pâtir encore davantage des restrictions budgétaires effectuées sur le poste du maintien de capacité.
Un troisième indicateur : le ratio renouvellement réseau / entretien
Afin d’évaluer la pertinence de la politique de « maintien de capacité », il importe de la mettre en parallèle avec les budgets alloués à l’ « entretien » du réseau sur la même période. Si les budgets absolus ne sont actuellement pas publiés, le ratio budgétaire des postes « maintien de capacité » (financé par le PPI) et « entretien » (financé sur la dotation d’exploitation d’Infrabel) est par contre disponible.
Le ratio entre le budget « renouvellement » et le budget « entretien » devrait idéalement s’approcher de 1[[Avis EPFL-LITEP, Op. cit., 2011.]]. Après avoir été de 0,9 en 2009, il est tombé à 0,55 en 2011, suite aux restrictions budgétaires allouées au poste « maintien » (v. figure 1). Ceci constitue un indicateur pertinent de l’urgence à réinvestir dans le maintien de capacité du réseau. A titre comparatif, on remarquera que la France subit de plein fouet sa politique grandement déficitaire en matière de renouvellement, avec pour corollaire une explosion de ses budgets d’entretien (ratio de 0,30 en 2007 qui a poussé RFF à augmenter sensiblement son budget de renouvellement). A l’inverse, la Suisse (CFF) choisit d’investir structurellement dans la jeunesse de son réseau en assurant un renouvellement régulier et en réduisant de facto sa facture d’entretien (ratio de 2 en 2011, dans le cadre d’une politique de « rattrapage » du maintien de capacité envisagée pour 2010-2016).
Notons que la distinction budgétaire entre « maintien de capacité » (ou « renouvellement du réseau ») et « entretien » est par ailleurs problématique. Elle ne permet pas d’envisager une vision d’ensemble des budgets de maintenance, qui pourtant faciliterait des économies d’échelle et la prise de décisions plus adéquates sur le long terme.
La Fédération Inter-Environnement Wallonie souhaite que soient rendus publics les budgets relatifs à l’ensemble de la maintenance du réseau (renouvellement + entretien) ainsi que toute donnée pouvant permettre d’établir un suivi des politiques de maintien de capacité et de ponctualité. Idéalement, la politique de maintenance devrait tendre vers un ratio 1/1.
Un quatrième indicateur : 100.000 € par km de voie pour assurer les coûts de maintenance
Les coûts de maintenance (renouvellement du réseau + entretien) sont habituellement estimés par les experts ferroviaires à 100.000 € par an par km de voie. Ce montant, qui inclut l’ensemble de la stratégie de maintenance (renouvellement des composants du réseau et entretien compris, en ce inclus les frais de personnel) est bien entendu une moyenne variant, entre autres, selon la politique mise en œuvre en matière de travaux (maintien de l’exploitation ou non durant les chantiers, massification ou non des travaux, etc.).
La Belgique comptant 6.435 km de voies principales (A,B,C), le budget nécessaire pour la maintenance du réseau (renouvellement + entretien), pour l’ensemble de la durée du PPI (13 ans) peut être estimé à environ 8.365.500.000 €2012 (6.435 x 13 x 100.000€). A cela s’ajoute un budget pour le maintien et l’entretien minimal des voies de garage (type D – 2.447 km).
Il serait bien utile qu’Infrabel fournisse des précisions sur les bases méthodologiques utilisées pour estimer ses besoins en termes de maintenance et communique les budgets nécessaires pour atteindre un objectif de 4*/5 en matière de ponctualité.
Un cinquième indicateur : un audit externe inquiétant sur l’état du réseau belge
L’équipe de l’EPFL-LITEP a établi un diagnostic inquiétant de l’état du réseau belge, en pointant de nombreuses urgences à rencontrer en matière de renouvellement des composants du réseau. Les analyses de cycle de vie mettent ainsi en lumière la nécessité de renouvellement rapide des composants arrivant en fin de vie. C’est le cas par exemple des postes de signalisation.
Ces 8,365 milliards € doivent donc être complétés d’une politique urgente de « rattrapage », au vu des coupes budgétaires des années 2010 à 2012 (v. graphique), qui ont largement affecté le réseau. Les experts de l’EPFL-LITEP estiment ce rattrapage indispensable aux montants suivants :
Remplacement des voies : 220 à 250 millions €2010, soit entre 223 et 254 millions €2012
Appareils de voies principales : 190 à 230 millions €2010, soit entre 192 et 233 millions €2012
Postes de signalisation : budget non estimé par EPFL-LITEP, car en lien avec la politique de concentration des cabines de signalisation, envisagée dans le Master Plan ETCS. Le besoin en investissement est pourtant crucial[[Sachant que 58% des minutes de retard imputables à l’infrastructure entre 2005 et 2010 étaient dus à la signalisation défaillante (source : EPFL-LITEP, 2011).]], considérant que « près d’un tiers des postes de signalisation ont atteint ou atteindront leur fin de vie technique (entre 40 et 50 ans) au cours des prochaines années »[[Avis EPFL-LITEP, Op. cit., 2011, p. 13.]].
Caténaires : 200 millions €2010, soit 203 millions €2012
Le budget total qui devrait être réservé à la maintenance du réseau, permettant d’assurer un renouvellement annuel optimal, un entretien régulier ainsi qu’un rattrapage indispensable des investissements manquants (hors signalisation), atteint donc environ 9.020.500.000 €2012 pour une période de 13 ans (PPI 2013-2025 + part de la dotation d’exploitation relative à l’entretien du réseau pour la même période).
Pour IEW, ces besoins de rattrapage doivent incontestablement être rencontrés dès les premières années du prochain PPI. IEW souhaite aussi que se mette en place de façon structurelle et régulière (tous les ans ou deux ans) un audit externe du réseau qui permettrait d’ajuster la politique de maintenance (renouvellement + entretien) à l’évolution de l’état du réseau.
Aussi colossal qu’il puisse paraître, ce budget est bel et bien la pierre angulaire de TOUTE la politique ferroviaire en Belgique. Sans un réseau en bon état, sans des caténaires remplacées, sans une signalisation efficiente, les avaries se multiplient, les problèmes de ponctualité et de fiabilité se reportent sur l’ensemble du système… et les usagers, excédés, continuent à bloquer des trains !