Les aménités rendent un lieu sympathique et attachant. IEW ne badine pas avec l’attachement, car c’est le lien entre les gens et leur environnement qui forme la base de notre engagement. Pour stopper le béton, les aménités offrent une solide motivation, même si leur aspect multiple et parfois dérisoire peut faire hausser les sourcils.
Pour rappel, les huit balises du Stop Béton sont :
- l’accessibilité piétonne et en transports en commun : « Pourquoi marcher ? »
- l’accessibilité aux cyclistes et aux PMR : « Fini les coupures »
- l’échelle humaine : « Échelle humaine, en direct du Décodage à Herstal »
- le paysage bâti et non bâti : « Faire attention au paysage »
- le réemploi des matériaux et la restauration des bâtiments : « Rénover au lieu de démolir »
- les aménités existantes
- les activités économiques existantes
- la végétation et les espaces verts en place – les continuités entre espaces naturels
La liste des balises arrive au numéro 6, les aménités existantes.
Sur ce sujet, IEW s’est illustré dès 2013 en proposant d’accorder de l’attention aux aménités. Pierre Vanderstraeten et Pierre Cox nous ont confirmé que l’idée n’était pas si saugrenue : sur le plan de l’urbanisme, les aménités permettent que des fonctions aussi normées que l’orientation, la délimitation, la sécurité, soient accomplies dans l’agrément.
Le pouvoir des aménités a été ensuite confirmé par une activité que nous avons menée dans diverses localités de la région. De Biercée (Thuin) à Marchienne-au-Pont, des citoyens ont raconté leur attachement à des « landmarks » de toutes natures, ravis de pouvoir nous parler sérieusement de choses agréables. A chaque rencontre, la conversation a toujours dérivé vers les grands enjeux de l’aménagement du territoire, même et surtout avec des personnes n’ayant aucune formation dans le domaine. Ce qui a fait mentir les esprits chagrins qualifiant le projet de peu concret et nous prédisant que nous allions, au mieux, visiter quelques coins charmants, au pire, remuer un « localisme arriéré ». A se demander qui avait les vues les plus courtes… Les visites d’aménités, notamment celle de Charleroi, ont permis d’affiner notre connaissance des lieux urbanisés de Wallonie et d’alimenter notre plaidoyer environnemental grâce à cette approche de terrain inédite. Elles ont aussi généré l’intérêt des chercheurs académiques, comme par exemple l’invitation à contribuer au livre des 50 ans du CREAT, avec un article sur ce sujet. Depuis lors, le thème a creusé son chemin au point de devenir objet d’étude à part entière pour des mémoires, des thèses et des colloques.
Cependant, ce n’est pas parce que le sujet des aménités commence à devenir « mainstream » dans le monde scientifique qu’il est reconnu par les décideurs comme important, ni compris dans toutes ses dimensions. C’est pourquoi une énième nIEWs sur le sujet s’imposait. Et, puisque les aménités évoquent le plaisir et la légèreté, cette nIEWs prend, à partir d’ici, la forme d’un acrostiche.
A comme A DÉFINIR
M comme MMMMH !
É comme ÉPANOUISSEMENT
N comme NATURE
I comme INFINI
T comme TOPOPHILE
É comme ÉQUATION
S comme SURPRISE
A comme A DÉFINIR
De quelles aménités parle-ton ? « Aménité » se rapporte à des choses ou à des personnes, pour en signaler le caractère agréable. Cette substantivation de l’adjectif « amène » n’est pas un néologisme de la géographie contemporaine, mais un vieux nom commun. Le Dictionnaire de la Langue Française d’Emile Littré, rédigé de 1847 à 1865, dit de l’aménité qu’elle est un « agrément accompagné de douceur » et donne pour exemples : aménité d’un lieu, aménité de l’air, de la température. Le Littré cite Paradin, « Chronique de Savoye », de 1552 : « la fécondité et amenité de ceste terre » et Montesquieu : « Vous pourrez jouir de l’aménité de la France, que vous aimez ».
Une aménité dans le contexte de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme est un paramètre à connotation positive, lié à un lieu. Simple et beaucoup plus récente, cette définition est due à Geoffrey Caruso, professeur d’aménagement du territoire à l’Université de Luxembourg et président de l’association Namur2080.
En jouant avec les mots, Karima Haoudy, coordinatrice de la Maison d’Urbanisme du Brabant Wallon, remarque qu’aménité héberge le verbe « amener ». Ce rapprochement permet de souligner la différence entre une « attraction » et une aménité. L’aménité amène quelque chose, elle donne plutôt qu’elle ne prend. L’attraction force un peu la main, elle ne veut pas passer inaperçue, on doit supporter des nuisances pour pouvoir en profiter ou simplement cohabiter avec elle. L’aménité exerce aussi un pouvoir pour attirer vers elle, mais sans grand barnum ni promotion. Elle ne provoque pas de nuisances, c’est tout le contraire. Le jour où vous devrez faire la queue pour approcher une de vos aménités, ce ne sera plus seulement une aménité, ce sera devenu une attraction. Comment parviendra-t-elle à concilier les deux rôles ? Vous me raconterez !
Geoffrey Caruso fait le lien entre les aménités et les biens communs : les aménités peuvent être des « biens publics purs » :
- lorsqu’elles profitent à un nombre illimité de personnes (= pas d’exclusion)
- du moment qu’elles ne s’épuisent pas quand quelqu’un en consomme (= pas de rivalité)
Les biens se distinguent en effet par leur accessibilité et leur quantité disponible. Les paramètres de rivalité et d’excluabilité, selon qu’ils sont forts ou faibles, vont déterminer quatre grandes catégories de biens. Voici un schéma inspiré de Wikipédia, pour y voir plus clair.
Excluabilité forte | Excluabilité faible | |
Rivalité forte | Bien privé | Bien commun |
Rivalité faible | Bien de club / Bien à péage | Bien public pur |
Wikipédia épingle que, si la qualité de l’air, la biodiversité ou la situation climatique mondiale peuvent être désignées comme des biens publics purs, il n’en va pas de même pour l’eau, car il y a souvent rivalité pour son usage entre les différentes catégories d’utilisateurs. Dans les situations gravissimes comme au Mexique, peu d’eau est disponible et il faut payer le prix fort, ce qui ne garantit en rien qu’elle soit potable.
Les aménités sur lesquelles IEW se concentre se caractérisent par leur générosité. Elles relèvent de la catégorie « bien public pur » au plein sens du terme. Elles rendent un endroit sympathique sans s’user ni se limiter à quelques utilisateurs exclusifs.
M comme MMMMH !
Une aménité, ça se savoure, on n’a pas envie qu’elle disparaisse. Mmmmh, c’est une onomatopée gourmande, pour indiquer que les aménités sont ancrées dans l’environnement sensoriel et peuvent provoquer un attachement viscéral. Mmmmh, ça invite une autre personne à goûter, à regarder, à écouter, même si on ne sait pas si l’autre trouvera ça bon.
Mmmmh est aussi enthousiaste qu’imprécis. Les aménités parlent à nos cinq sens, parfois à plusieurs sens à la fois, et pour ce faire se passent de mots. Communiquer à autrui un plaisir lié à un lieu, c’est compliqué, parce qu’on a l’impression que notre langage humain maladroit ne va rien rendre du tout. On n’a pas non plus envie qu’une fois exprimé, notre attachement soit tourné en ridicule.
Or, c’est bien là que réside un des défis des aménités : pour arriver à les protéger, il faut pouvoir en parler. L’activité de visites d’aménités, qui se poursuit aujourd’hui dans les Décodages de terrain, veut précisément relever ce défi, de partager notre intérêt en acceptant les limites de la langue et du vocabulaire : parvenir à développer un discours sur les aménités, devant et avec d’autres citoyens, pour ensuite être capables de refaire le même exercice avec des mandataires, des journalistes, des promoteurs immobiliers.
La meilleure façon de sensibiliser des décideurs à la préservation d’une aménité, c’est de les amener jusqu’à elle. Il faut pour cela d’abord passer par la case « invitation ». Par quelque bout que nous prenions les aménités, il faut donc encore et toujours se résoudre à les réduire en mots. Courage. C’est à ce prix que les décideurs émettront un enivrant « Mmmmh ! » puis ajouteront de manière candide : « Quel endroit irrésistible, qui peut bien vouloir faire disparaître ça ? »
É comme ÉPANOUISSEMENT
A cause du confinement, vous avez redécouvert des aménités près de chez vous, elles vous ont maintenu à flot, elles ont éveillé votre intérêt, voire votre sollicitude, elles vous ont permis de respirer dans des moments un peu oppressants. C’est à elles que vous pensez en lisant cet article. Eh bien, le sens profond des aménités est là : si elles n’avaient pas eu cet effet sur vous, ce ne seraient pas des aménités.
On ne doit pas désigner comme aménité une chose, si belle, si ancienne ou si audacieuse soit-elle, quand on n’éprouve rien pour elle. Une aménité, ce n’est pas un item situé le plus haut possible sur la liste des dix plus beaux sites du coin ou du pays. Le votant, c’est vous, et du moment qu’elle reçoit votre vote, elle est votre élue.
Exemple : Dans un grand et célèbre parc animalier du Hainaut, mon aménité toute personnelle, c’est la vieille tour Saint-Bernard avec les choucas qui l’ont colonisée spontanément, sans doute bien avant que le parc existe. Je pourrais passer des heures à les écouter et à les regarder (les choucas, autant que la tour).
Notre épanouissement dépend de la possibilité de nouer des liens forts et positifs avec des lieux. Les aménités nous font nous sentir bien, avec une raison d’être là. Elles sont même capables de nous faire sentir chez nous en dehors de chez nous.
Il y a aussi des aménités qu’on amène… cela s’appelle l’urbanisme tactique. Ce sont des installations temporaires, comme une marelle tracée pour transformer le tarmac en tapis de jeu, les chaises que l’on sort sur le trottoir pour faire causette ou lire en plein air, ou encore, les jardins potagers qui s’étaient installés sur le site du futur centre commercial la Strada à La Louvière avant que le giga-projet immobilier reprenne le dessus en 2019.
L’urbanisme tactique, ce sont des initiatives citoyennes pour créer de toutes pièces des biens publics. C’est un urbanisme qui rattrape les coups ratés, qui résout temporairement des problèmes ou des absences. C’est un urbanisme qui fait avec et qui relie. Il relie les gens entre eux, et les gens avec le lieu. Il épanouit.
De plus en plus courantes, ces interventions qui viennent de la base se font avec la permission des autorités et/ou des ayant droit (à l’inverse du top-down, on est ici dans du bottom-up) pour renforcer la sécurité dans des lieux accidentogènes, pour faire redécouvrir des coins de forêt ou une place publique en la dégageant momentanément des voitures ventouses.
L’urbanisme tactique s’oppose à l’urbanisme planifié et stratégique tout en lui indiquant la voie à suivre pour un meilleur épanouissement de tous les usagers.
N comme NATURE
La nature est une aménité tellement évidente qu’on pourrait l’oublier. A l’image des plantes sauvages qui surgissent dans les fissures du goudron de la photo ci-dessus, elle doit lutter pour se faire une place.
L’importance de préserver la nature et de travailler à restaurer la biodiversité en tous lieux vient d’être réaffirmée dans une note du Service Public Fédéral Santé intitulée « COVID-19 et transition durable, en route pour une politique de relance juste, durable et résiliente ». Le meilleur des médicaments, c’est un environnement sain.
Au départ de la recherche d’IEW sur le sujet des aménités, il y avait ce constat de Geoffrey Caruso : l’attrait pour la faible densité de constructions figure en première ligne dans les choix immobiliers. Pourquoi ? Parce que la faible densité est présumée génératrice de « vues vertes ». La famille ou l’entreprise qui s’établit dans un endroit peu densément bâti estime son éloignement géographique comme bénéfique pour sa santé et pour celle de l’environnement. Recourir constamment à la voiture, répandre des particules fines, être entourée d’un vert géré à coups de pesticides : cela ne lui semble pas contradictoire avec son désir de milieu naturel.
Cette envie de nature et de vues vertes doit être prise en compte dans le freinage de l’éparpillement de l’urbanisation.
Puisque la présence de nature est tellement recherchée, il faut prioritairement la préserver là où elle est déjà, y compris en milieu déjà densément bâti, afin d’assurer à tous un accès à la nature, mais surtout pour éviter que les candidats bâtisseurs fuient toujours plus loin et se dispersent encore davantage, faisant disparaître au passage les dernières aménités naturelles de notre paysage.
I comme INFINI
La gamme des aménités est extensible à l’infini. Quoi, mais alors ça part dans tous les sens ? Oui, c’est voulu. Cela fait partie de la définition. Les aménités forment un immense réservoir pas fini où se mélangent les odeurs, les sons, la mémoire active, les associations d’idées, les interstices, l’entre-deux.
Pour vous donner une idée de la variété de ces aménités, je vous propose de feuilleter la « Lettre des CCATM » n° 80, qui était entièrement consacrée aux aménités, et la rubrique « Pourquoi je l’aime » dans les numéros 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 89, 93, 94, 95.Vous y trouverez des réflexions méthodologiques et une sélection de témoignages récoltés lors de nos visites d’aménités aux quatre coins de la Wallonie.
T comme TOPOPHILE
Topophile est un site Internet qui parle de sites géographiques. Une passion pour les lieux qui s’illustre dans des billets comme celui-ci, qui décrit l’amorce de l’aménité en période de confinement : le balcon.
É comme ÉQUATION
Équation difficile, mais qui en vaut la peine, la prise en compte des aménités est une chance pour l’urbanisme et l’aménagement du territoire. « Entre dessin et desseins, l’avenir de ces lieux paraît bien incertain », dit Karima Haoudy. Les projets d’urbanisation prennent toujours de la place.
Avec les aménités, il faudra jouer plus serré, et donc, entre construction et rénovation, opter résolument pour la deuxième option. Il faudra désormais rechercher, avec autant d’humilité que d’inventivité, la solution architecturale qui ménagera les multiples aménités d’un site.
S comme Surprise
Les aménités ont une dimension progressive, mobile. L’attachement qu’elles inspirent évolue dans le temps comme si chaque aménité entretenait elle-même la surprise et, partant, la relation.
Une autre source de surprise, avec les aménités, ce sont les aménités des autres.
La clé des aménités, c’est de s’ouvrir aux aménités des autres personnes. On est toujours surpris. Vous ne me croyez pas ? Faites le test et demandez à des amis de parler de leurs aménités dans un endroit que vous connaissez bien. Peut-être ne serez-vous pas étonnés des aménités qu’ils choisissent mais, quand ils vous confieront leurs raisons, vous aurez certainement de belles surprises. Proposez-leur de vous faire visiter leur quartier par caméra interposée : dépaysement bienvenu en ces temps de « Restez chez vous » !
Osez ensuite demander à des voisins ce qui leur plaît dans votre quartier, et intéressez-vous sincèrement à pourquoi c’est une aménité pour eux. La surprise gagnera alors une dimension supplémentaire parce que votre regard sur un lieu très (trop?) familier sera remis à neuf.
Conclusion
« Faire participer les citoyens », « Se mettre à l’écoute du quartier », cela restera des slogans creux si des aménités qui étaient jusque là accessibles à tout le quartier sont privatisées dans l’enceinte de la nouvelle propriété. Ou, hypothèse encore plus catastrophique mais très fréquemment vérifiée, si les aménités sont anéanties par le projet et remplacées par d’autres aménités fabriquées sur mesure pour les futurs occupants, en modulant le prix d’achat au pro rata des options : « On vous rajoute combien d’arbres ? Rassurez-vous, nous ne plantons que des sujets de belle taille, toute la végétation qui envahissait le site vient d’être rasée pour faire place nette. Quoi, le vieux mur ? Mais évidemment, que le vieux mur a été benné aussi. Ne me dites pas que vous auriez voulu qu’on le garde ha ha ha ha, vous me faites penser aux riverains ! Ah, ils nous ont joliment cassé les pieds avec leur vieux mur pendant l’enquête publique. Vous allez bien vous entendre tous ensemble. »
Pour faire stop au béton, les aménités paraissent bien dérisoires. Mais c’est à cause d’elles et pour elles que les associations environnementales se battent. Au lieu de maugréer parce que les associations et les citoyens proposent des alternatives pour améliorer un projet, les autorités compétentes devraient prêter attention à leur analyse du contexte et à leurs demandes.
L’urbanisme durable sera celui qui saura laisser cohabiter les écosystèmes. L’urbanisme qui les a fait disparaître a fait son temps. Stop Béton !