Sur-pollution des voitures : le Parlement européen à la botte des constructeurs

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Incrédulité, indignation, écoeurement : ce mercredi 03 février 2016, le Parlement européen a décidé de sacrifier la santé humaine aux intérêts financiers des constructeurs automobiles en « légalisant » leurs pratiques malhonnêtes. Ceci moins de six mois après la révélation de la triche de VW. Une consolation : les députés belges francophones et germanophone (de même que la majorité des néerlandophones) ont voté pour le rejet de ce texte scandaleux. Hélas, la majorité qualifié nécessaire pour rejeter le texte (376 voix) n’a pas été atteinte (317 votes « pour » le rejet, 323 « contre » et 61 abstentions).

Le contexte

Il est de notoriété publique que les émissions de polluants locaux – et particulièrement les émissions d’oxydes d’azote (NOX) – sont beaucoup plus élevées en conditions réelles de conduite qu’en laboratoire, lors des tests menés pour les constructeurs par des organismes choisis et payés par eux.

Or, les limites fixées par la législation sont établies pour être respectées en conditions réelles. Le considérant (12) du règlement « Euro 6 » est on ne peut plus clair : « Les efforts devraient être poursuivis afin d’établir des limites d’émission plus strictes […] et de garantir que ces limites sont liées aux performances réelles des véhicules en usage. [[Règlement (CE) n° 715/2007 « relatif à la réception des véhicules à moteur au regard des émissions des véhicules particuliers et utilitaires légers (Euro 5 et Euro 6) et aux informations sur la réparation et l’entretien des véhicules »]] »

La législation européenne est en cours de révision, avec l’introduction de tests en conditions réelles (RDE pour real driving emissions). A l’automne 2015, la Commission européenne soumettait ses propositions de « facteur de conformité » (CF, à savoir un facteur multiplicatif permettant d’émettre plus sur route qu’en laboratoire du fait de l’incertitude pesant sur les mesures sur route). La Commission proposait un CF de 1,6 entre 2017 et 2020 et de 1,2 au-delà.

Le 28 octobre 2015, le comité technique sur les véhicules à moteur (TCMV), comité de comitologie[[Le terme « comitologie » concerne l’ensemble des procédures en vertu desquelles la Commission européenne exerce les pouvoirs d’exécution conférés par le législateur européen, assistée des comités de représentants des pays de l’Union européenne (UE). Ces comités de comitologie sont présidés par un représentant de la Commission et donnent un avis sur les actes d’exécution proposés par la Commission.]] dans lequel siègent des représentants des 28 États membres, décidait d’affaiblir la proposition de la Commission européenne. Le TCMV proposait que, à partir de 2017, les voitures soient autorisées à émettre 2,1 fois plus en conditions réelles qu’en laboratoire – et 1,5 fois plus à partir de 2020 (http://www.iew.be/spip.php?article7488).

Dans un vote sans appel (40 voix contre 9 et 13 abstentions), la Commission ENVI du Parlement européen se prononçait le 14 décembre 2015 pour le rejet de l’avis du TCMV. Ce mercredi 03 février 2016, en séance plénière, le Parlement européen reniait sa Commission ENVI et soutenait l’avis du TCMV.

Un scandale sanitaire

Osons un calcul de coin de table, sans prétention à l’exactitude scientifique pour fixer les idées. Selon l’agence européenne de l’environnement, les émissions d’oxydes d’azote sont responsables de 72.000 décès par an en Europe dont 2.300 en Belgique[[http://www.eea.europa.eu/media/newsreleases/many-europeans-still-exposed-to-air-pollution-2015/premature-deaths-attributable-to-air-pollution]]. Dans notre pays, la moitié (49%) des émissions sont associées au trafic routier, soit 1.150 décès. En première approche et en chiffres ronds, on peut estimer que les véhicules lourds (camions et bus) sont responsables de 40% des émissions, les voitures de 60%, soit 690 décès pour ces dernières. En moyenne, on peut considérer que les émissions sur route sont 5 à 7 fois supérieures à la limite légale[[ICCT, 2014, Real-world exhaust emissions from modern diesel cars, téléchargeable ici: http://www.theicct.org/real-world-exhaust-emissions-modern-diesel-cars]]. Prenons une hypothèse conservatrice en adoptant un facteur 3, cohérent par rapport au guide technique pour l’établissement des inventaires nationaux de l’Agence européenne de l’environnement qui recommande, pour une voiture diesel Euro 5 de 1400 à 2000 cm³, de considérer qu’elle émet 610 mg/km de NOX, la limite légale étant de 180 mg/km[[EMEP/EEA air pollutant emission inventory guidebook – 2013 – Part B: sectoral guidance factor – 1.A.3.b.i-iv, Exhaust emissions from road transport, téléchargeable ici: http://www.eea.europa.eu/publications/emep-eea-guidebook-2013]]. Donc, deux tiers des émissions sont imputables au non-respect des normes sur route, soit environ 460 décès annuels. Attention, rappelons que ceci n’est qu’un calcul très approximatif visant à établir un ordre de grandeur.

Le cuistot empoisonneur

Osons maintenant une analogie. Le cuisinier d’un restaurant prend des libertés par rapport à l’hygiène en utilisant des produits au-delà de leur date de péremption. Il ne respecte pas les normes sanitaires et il trompe la confiance de ses clients. Le jour où l’un de ceux-ci décède, nul doute que le cuistot indélicat devra rendre des comptes. Avec la triche des constructeurs sur les émissions, on est dans le même cas de figure : ils enfreignent les normes (sur route, les voitures polluent plus que la limite légale) et trompent leurs clients. Ils en tuent aussi un certain nombre[[« La statistique est implacable: avec sa tricherie, VW a tué » Etienne de Callataÿ, La Libre Belgique, 15/10/2015]]. Dans le cas présent, on les autorise à continuer à tricher – moins qu’avant, certes, mais les normes sont affaiblies. Un peu comme si, pour permettre au cuistot de continuer à jouer avec ses stocks, on augmentait la durée légale de conservation des aliments.

Une décision illégale

Cerise sur le gâteau : les députés ont voté en faveur d’un acte d’exécution[[La responsabilité de mettre en œuvre des actes juridiques contraignants de l’UE incombe essentiellement aux pays de l’UE. Toutefois, certains actes juridiques contraignants demandent des conditions uniformes d’exécution. Dans ces cas, la Commission (ou, dans des cas spécifiques dûment justifiés, le Conseil) est habilitée à adopter des actes d’exécution (article 291 du TFUE).]] illégal. L’article 290 du traité européen définit ainsi les actes d’exécution : « un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d’adopter des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l’acte législatif. » (surligné par nous).

Or, avec les facteurs de conformité, on touche clairement à des éléments essentiels. L’article 1(2) du règlement CE n° 715/2007 précise que « le présent règlement établit des règles pour la conformité en service, la durabilité des dispositifs de maîtrise de la pollution… » L’article 5(1) stipule que « Le constructeur équipe les véhicules de telle sorte que les composants susceptibles d’exercer un effet sur les émissions sont conçus, construits et montés de manière à permettre aux véhicules, en utilisation normale, de se conformer au présent règlement et à ses mesures d’exécution. » Ainsi, c’est bien en utilisation normale (sur route) et pas seulement en laboratoire que doivent être respectées les limites d’émissions. Les dites limites sont donc des éléments essentiels du règlement et ne peuvent être modifiées par un acte d’exécution, fut-ce par le biais de « facteurs de conformités » sortis du chapeau des constructeurs.

Cette lamentable affaire comporte un aspect on ne peut plus surréaliste : le 27 octobre 2015, le Parlement adoptait une résolution dans laquelle elle demandait à la Commission que le facteur de conformité reflète « uniquement les tolérances possibles de la procédure de mesure des émissions en place à l’échéance de 2017. »[[Résolution du Parlement européen du 27 octobre 2015 sur la mesure des émissions dans le secteur automobile (2015/2865(RSP)), téléchargeable ici : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//NONSGML+TA+P8-TA-2015-0375+0+DOC+PDF+V0//FR]] Le centre de recherches conjoint (JRC) de la Commission européenne estime ces tolérances à 30% maximum.

Merci à la majorité des députés belges

Le report du vote du Parlement, initialement prévu en janvier, a permis au lobby de l’automobile de gagner à sa cause la majorité des députés européens.

Parmi les 21 députés belges, seuls 3 ont apporté leur soutien à ce texte scandaleux : Messieurs Gerolf Annemans (Vlaams Belang – VB), Yvo Belet (CD&V) et Tom Vandenkendelaere (CD&V). Tous trois se sont ainsi conformés au mot d’ordre donné par leurs groupes politiques respectifs : le Groupe Europe des Nations et des Libertés (ENF) pour le VB et le Groupe du Parti populaire européen (PPE) pour le CD&V. Le PPE suit souvent les « recommandations » de l’industrie automobile allemande. Saluons à ce sujet Messieurs Arimont et Rolin, dont les partis sont également membres du PPE, et qui ont voté contre le texte. Que soient également remercié(e)s toutes les autres et tous les autres élus belges qui ont eu à cœur de défendre la santé des personnes plutôt que les intérêts financiers d’un secteur qui a la fâcheuse habitude de s’opposer par principe aux normes sanitaires.