Taxer les énergies fossiles pour sauver le climat, pour ou contre ?

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Le lancement, début 2017, d’un débat national sur la tarification carbone a donné lieu à certaines critiques. La perspective de l’imposition, par les pouvoirs publics, d’un surcoût pour des consommations polluantes est dénoncée avec véhémence, tant chez certains libéraux climato-sceptiques que chez certains proches de la gauche radicale, parfaitement conscients de l’urgence climatique. Si ces critiques semblent minoritaires à ce stade, il est utile de chercher à distinguer les craintes fondées des élucubrations. Il est important de faire preuve de nuance, pour éviter les écueils potentiels, mais sans pour autant se priver d’un outil important de la transition vers une société décarbonée.

Note : Les associations environnementales ont précédemment soutenu le principe d’une tarification carbone dans le cadre de recommandations plus larges en matière de fiscalité environnementale. Leur position précise dans le débat actuel n’est pas encore totalement construite. A cet égard, tout avis constructif et argumenté est bienvenu, surtout s’il contient des éléments d’objectivation par rapport aux questions soulevées dans cet article.

La fiscalité verte, c’est quoi ?

Le verdissement de la fiscalité a pour but de réduire la pollution environnementale. Le surcoût induit pour les consommations polluantes doit décourager celles-ci. La taxe carbone, visant des énergies fossiles telles que le mazout, le diesel, l’essence, le gaz ou le charbon en est un exemple. En résulte un report sur des consommations moins polluantes, ainsi qu’une réduction de la surconsommation et des gaspillages.

Au-delà du pur mécanisme de marché, la fiscalité environnementale peut contribuer à envoyer à tous les acteurs sociétaux un message global en faveur de la transition vers une société décarbonée, résiliente et durable.

Par ailleurs, la fiscalité environnementale peut accroître la disponibilité de moyens publics pour réaliser les investissements nécessaires pour cette transition, pour abaisser les charges pesant sur le travail et prévoir un filet de sécurité pour les groupes plus vulnérables.

Dans tous les cas, elle constitue un outil des pouvoirs publics à ne pas négliger à côté d’autres (tels que les normes et réglementations, la planification ou encore la sensibilisation) dans un contexte d’urgence environnementale, notamment.

Voilà pour les idées et principes sous-jacents. Plus de détails sur le projet de tarification carbone sont disponibles dans cet article : Mettre un prix sur le carbone pour réduire les émissions

Arguments d’opposition

Instaurer des taxes environnementales, comme rendre l’essence, le diesel, le mazout et le gaz plus chers (parce qu’ils sont directement à l’origine du réchauffement global), peut s’avérer délicat pour différentes raisons. Electoralement, il est plus facile de monter une partie de la population contre des projets qui alourdissent certains coûts, que de tenter d’expliquer pourquoi cela peut être nécessaire de le faire. Les écotaxes, initialement votées à l’unanimité en France en 2009, sont un exemple où une opposition musclée s’est développée pour faire capoter le projet en cours de route. Mais des exemples réussis existent aussi, comme la redevance sur le trafic des poids lourds (RPLP) instaurée en Suisse en 2001, ou la taxe carbone en France, instaurée sans remous en 2014 après les échecs des projets de 2000 et 2010.

Suite au lancement du débat en Belgique, Gaëtan Dubois a fourni ici et ici un argumentaire pour s’opposer à la tarification carbone.

Voici quelques éléments qu’il avance et l’ analyse que nous en faisons :

« Le carbone restant à émettre doit servir à réaliser la transition vers un monde où notre empreinte écologique ne dépassera pas une planète. »

« Certaines activités doivent s’éteindre d’urgence afin de laisser de la marge pour les activités essentielles. »

Tout à fait d’accord avec ceci. Chaque goutte de pétrole que nous nous permettons encore de brûler ne devrait l’être que pour permettre de s’en passer totalement à relativement brève échéance, tout comme pour les autres énergies fossiles que sont le gaz et le charbon.

« Il est fort possible qu’une taxe carbone causera une certaine réduction d’émissions, mais l’absence de garantie qu’elle permette d’atteindre des réductions [suffisantes] exclut d’emblée cet instrument de marché comme choix de politique valable. »

Il y a ici une faille logique. Personne, ou presque, dans le débat belge, ne pense qu’une taxe carbone peut à elle seule sauver le climat. Et le fait que la taxation du carbone ne résout pas tout le problème n’est pas un argument qui permet d’exclure cet outil, s’il contribue à côté d’autres.

« Les gens les plus riches sont beaucoup moins, voire pas du tout, sensibles aux augmentations de prix causées par à une taxe carbone. »

En réalité, les personnes aisées ont tendance à investir dans l’efficacité énergétique (isolation, appareillages plus efficients, etc.) quand elles sont soumises à des prix énergétiques plus importants[[Ce fut observé, par exemple, suite à la mise en place d’une tarification progressive de l’électricité en Californie.]], surtout si ce surcoût s’inscrit dans une trajectoire prévisible d’augmentation. Pour cette tranche aisée de la population, ces investissements sont possibles sans coûts (subsides) de la part les pouvoirs publics.

Cela dit, on peut craindre, en matière de mobilité, qu’une taxe carbone ne soit pas en mesure de détourner les personnes aisées du marché des gros véhicules de luxe surpuissants. Or, même éventuellement propulsés à l’électricité, les véhicules de ce segment représentent un gaspillage d’énergie et une pollution accrue. En effet, un véhicule lourd et puissant nécessite la production d’une batterie surdimensionnée par rapport à celles des véhicules plus sobres ou légers.


« La taxe carbone est socialement injuste. »

« Les petits revenus seront tout de suite frappés durement. »

La question sociale est majeure dans ce débat.

Comme la population précaire a une empreinte carbone plus faible, qu’elle consomme généralement moins en termes de chauffage et de carburant que la population aisée, on pourrait penser qu’elle sera moins touchée par une taxe touchant les combustibles fossiles. Cependant, même si ceci est vrai en termes absolus, l’impact relatif est ici fondamental : au vu des importantes différences de revenus qui existent dans notre société, la part de revenus que consacrent au chauffage, par exemple, les populations précaires est plus importante que la part revenus consacrée par les populations aisées (voir graphiques).
Déjà aujourd’hui, une frange de la population s’auto-rationne par manque de moyens, et vit certaines semaines d’hiver sans chauffage, par exemple. Le risque est donc réel d’élargir ces situations problématiques si le prix augmente.

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Q1 à Q4 représentent les quatre tranches de la population belge répartie sur le critère du revenu : ainsi le premier quartile (Q1) représente les 25% de la population dont les revenus sont les plus bas.

Une réponse politique est ici indispensable. Envisageons trois scénarios :

  1. Si on imagine de baisser de manière généralisée le prix des combustibles fossiles, par exemple, en les taxant moins, cela bénéficiera aux plus pauvres, mais en termes absolus, le transfert d’argent public sera plus important vers les plus aisés. On voit bien que diminuer globalement le prix de l’énergie (ou éviter par l’intervention publique son augmentation tendancielle) n’est pas une politique sociale correctement ciblée : cela induit plutôt une redistribution inverse. Et cela induit d’autres problèmes non-négligeables, comme une augmentation généralisée des consommations et des impacts climatiques.
  2. Une seconde possibilité serait de permettre une première tranche de consommation à bas prix (voire gratuite) pour tous. C’est le principe de la tarification progressive. L’effet redistributif est ici neutre : équivalent à celui d’une allocation universelle. Si le prix est augmenté avec la consommation, il peut y avoir un effet redistributif. Mais la situation redistributive est complexifiée par l’existence de ménages précaires à forte consommation de chauffage du fait d’un logement peu salubre (passoires énergétiques), et par le fait que les ménages aisés vont avoir tendance à investir pour diminuer leur consommation. D’un point de vue régulatoire et tarifaire, cette belle idée s’est heurtée, dans le cas de l’électricité en Wallonie, à une complexité excessive.
  3. Une troisième réponse consiste à accepter une taxation et un renchérissement généralisé du prix des combustibles fossiles, mais à prévoir des mesures d’accompagnement externes au prix de l’énergie. Cette approche a le mérite de maintenir intacte et plus lisible l’incitation à diminuer les consommations émettrices de CO2.
    De quelles mesures d’accompagnement parlons-nous ? Une manière, parmi d’autres, de résoudre le problème serait de calculer le surcoût induit par la tarification carbone pour les ménages les plus précaires, et d’augmenter d’autant le revenu minimum (qu’il soit sous forme de salaire ou d’allocation). Un ménage précaire conserverait en moyenne le même accès à l’énergie s’il garde les mêmes habitudes, mais il verrait sa situation financière s’améliorer plus qu’avant s’il trouve des moyens de réduire son empreinte carbone. L’effet redistributif est ici plus important.
    Ceci ne résout cependant pas forcément tout, car il y a beaucoup de situations particulières différentes autour d’un profil moyen. Il serait donc nécessaire en parallèle de renforcer les services et mécanismes d’accompagnement individualisés pour les éventuels cas où, même avec une augmentation des revenus minimum, la situation se détériorerait.

Deux réflexions complémentaires sur l’aspect social :

  • La régulation directe, vantée par Gaëtan Dubois, n’est pas forcément dénuée d’impact social : ainsi la réglementation PEB qui augmente les normes d’isolation des logements peut indirectement tirer les loyers à la hausse et nécessiter des mesures d’accompagnement.
  • Le maintien du statu quo devient de plus en plus anti-social, notamment parce que les effets néfastes du réchauffement global toucheront et touchent déjà, chez nous comme dans le reste du monde, de manière nettement plus importante les populations plus précaires.

« Les gains d’efficacité génèrent souvent une baisse des prix et une hausse de la demande [effet rebond]. »

Cet argument est correct, mais il plaiderait plutôt en faveur de la fiscalité environnementale, puisque le surcoût induit peut éventuellement maintenir la facture à un niveau stable quand la consommation décroît, évitant de ce fait l’effet rebond.

« Par le biais de l’achat d’un droit à polluer, on privatise l’atmosphère qui est pourtant un bien commun. »

« La taxe carbone confère un droit aux plus riches de s’approprier une partie de la biocapacité qui revient aux plus pauvres, simplement parce qu’ils en ont les moyens. »

« Un écosystème global en équilibre a une valeur infinie qui ne peut tout simplement pas être exprimée en euros. »

« Quand quelque chose est infiniment précieux, fragile, et inviolable, comme le sont les grands équilibres de la planète, on ne légalise pas sa dégradation. »

Nous sommes parfaitement d’accord sur les dangers de la monétisation de la nature, ou de la privatisation des biens communs. Ces mises en garde sont fondamentalement importantes.

Cependant, il ne faut pas se méprendre sur le rôle joué par la tarification carbone. Quelle est en effet la situation aujourd’hui ? Sans tarification du carbone, les riches peuvent déjà s’approprier une partie sans cesse croissante de la biodiversité. Sans tarification du carbone, l’écosystème peut aujourd’hui dans la majorité des cas être exploité et détruit, parfaitement légalement et pour un coût nul : si j’ai un litre de pétrole et que je le brûle, je ne paie rien pour envoyer le CO2 correspondant dans l’atmosphère, et contribuer ainsi au dérèglement d’un équilibre naturel essentiel. Le prix du carbone existe, et il vaut zéro.

Cette situation est très différente d’une situation où une interdiction stricte préexisterait (comme celle d’exploiter l’écosystème dans une réserve naturelle) et où l’on se mettrait à discuter de dérogations tarifées à cette interdiction.

Il faut donc nuancer : si la tarification du carbone ne permet pas de résoudre une situation problématique et injuste, elle n’en est pas l’origine. Cette situation problématique – la possibilité de s’approprier des biens qui devraient être communs et de les abîmer – préexiste.

La tarification carbone n’a pas vocation à résoudre le problème de la privatisation, mais à décourager les actes qui abîment en faisant monter leur prix au-dessus de zéro.

Cela dit, il importe par ailleurs de lutter contre l’appropriation des biens communs et de chercher les moyens les plus efficaces de protéger ceux-ci.

« La tarification du carbone est une nouvelle tentative [des multinationales] d’échapper à des limitations strictes par la réglementation. »

« Seule une régulation directe, scientifiquement fondée, est en mesure de répondre aux défis écologiques et sociaux. »

« [il faut] un rationnement [mondial des émissions de CO2] qui doit évidemment faire l’objet d’un processus démocratique. »

Il y a d’une part le débat sur les outils publics, d’autre part la question du rapport de force entre acteurs sociétaux.

Au niveau des outils, opposer la fiscalité et la régulation, comme s’il fallait choisir de manière exclusive l’un ou l’autre, est un parti pris qui nous semble critiquable. L’idée sous-jacente semble être que la mise en place d’une fiscalité permettrait d’éviter la règlementation plus ferme. Ce point de vue mérite selon nous d’être nuancé.

Dans le cas de la lutte contre le tabagisme, la mise en place d’une fiscalité progressivement plus lourde, combinée à des messages de sensibilisation, a peut-être été une étape indispensable pour permettre d’aboutir in fine à une règlementation plus stricte : l’interdiction de fumer dans de nombreux espaces publics était au départ inconcevable et inacceptable. Le recours progressif à différents outils publics a permis d’arriver, plus rapidement peut-être, à la règlementation actuelle.

Il ne faut ainsi pas négliger l’effet culturel qu’aurait l’instauration d’une taxation des énergies fossiles spécifiquement motivée par l’enjeu climatique : cela revient à envoyer un message inédit à toute la société, et la clarté de ce message peut augmenter la probabilité d’aboutir ensuite, dans le cadre démocratique, à des règlementations plus cohérentes avec l’urgence climatique.

En ce qui concerne le rapport de force sociétal, il est évident que les multinationales carbonées vont tout faire pour affaiblir tout outil perçu comme limitant leur activité. Elles ont brillamment réussi à affaiblir la contrainte du marché ETS, qui voit le prix du CO2 stagner à un niveau ridiculement bas. Si elles veulent être autour de la table pour parler de la tarification du carbone aujourd’hui, c’est bien entendu pour faire valoir leur intérêt et chercher à éviter des contraintes trop fortes. Il faut en être conscient. Mais n’est-ce pas aussi un signe que le contexte sociétal a évolué et qu’elles sont aujourd’hui obligées d’accepter ce débat ?

Par contre, la perspective d’un rationnement mondial des émissions de CO2 qui serait issue d’un processus démocratique, telle que mentionnée par Gaëtan Dubois, me semble infiniment plus lointaine que la mise en place d’une taxe sur les énergies fossiles.

Certes, l’effet sera insuffisant au regard des enjeux, mais ce premier pas n’empêche pas, et favorise probablement au contraire, la mise en place de mesures plus fortes par la suite.

Pour prendre un autre exemple, nous avons déjà plaidé (avec un succès nul, mais nous continuerons ;-)) pour l’interdiction de la vente de voitures neuves émettant plus de 150 gCO2/km. Le jour où la société sera prête pour une telle mesure n’est pas là, mais il pourrait arriver plus vite si les pouvoirs publics indiquent clairement à tous par une taxe carbone que les émissions de CO2 des carburants fossiles sont néfastes et doivent diminuer.

Les anticapitalistes doivent-ils rejeter la fiscalité environnementale ?

Plus largement au niveau politique, on peut craindre que l’opposition aux excès de la logique de marché qui motive (légitimement) les tenants d’une gauche radicale, ne les incite à refuser en bloc et de manière un peu caricaturale certains outils, comme la tarification carbone, sous prétexte que ces outils fonctionnent dans un système qu’ils critiquent. Parce que la priorité, le préalable, serait de renverser ce système capitaliste. Le problème avec cette posture, est qu’en attendant qu’ils aient réussi à changer le système – ce qui, indépendamment de ce que l’on souhaite, pourrait prendre pas mal de temps, voire ne pas se produire du tout – ils risquent bien de bloquer certaines avancées réelles pour limiter, même très partiellement, les dégâts environnementaux.

Or si l’organisation sociétale est une chose, l’infrastructure que nous habitons – la planète et les aménagements qu’on y fait pour y vivre – en est une autre, bien qu’il y ait des influences réciproques entre ces deux réalités. Et même pour ceux qui pensent que le capitalisme est à l’origine de l’incendie de la maison, il pourrait être nécessaire à court terme de voir ce qui, dans les outils du capitalisme, peut contribuer à modérer l’incendie. Un peu comme le judoka qui utilise à ses fins la force de son adversaire.

Nier le réchauffement et s’opposer à la tarification carbone

Sans grande surprise, le député-bourgmestre David Clarinval (MR), qui en opposition à la ligne de son propre parti rejette la réalité des bouleversements climatiques, s’est dit « radicalement opposé » à la tarification carbone[[La Libre Belgique, 2 février 2017.]].

Il dit craindre un effet néfaste sur la compétitivité des entreprises du fait d’un renchérissement du coût de l’électricité. Nous dirons simplement qu’il est bien mal informé puisque le débat national lancé par la Ministre Marghem (MR elle aussi) ne porte justement pas sur les secteurs ETS, et donc pas sur les secteurs industriels, ni sur l’électricité.

Il dit aussi craindre un effet anti-social de la tarification carbone et propose de s’appuyer à la place sur des primes pour les comportements vertueux. Nous avons analysé ci-dessus la question sociale, mais notons que les politiques de primes ont, historiquement, bénéficié majoritairement aux plus aisés, et que cet outil semble mal s’adapter à un ciblage des publics plus précaires, malgré des tentatives en ce sens.

Pour conclure, les deux oppositions que nous avons évoquées ne peuvent être mises sur un même pied : l’une émane de quelqu’un qui se préoccupe de la gravité du réchauffement global, alors que l’autre émane de quelqu’un qui nie le problème climatique.