Le texte qui suit est l’expression d’une colère. Colère ressentie à la lecture d’une interview de Monsieur Lorenzo Stefani, porte-parole de Touring1, dont les propos semblent refléter davantage le souci de défendre l’industrie automobile que de protéger les intérêts de celles et ceux qui font usage des produits que vend cette industrie.
Dans un dossier consacré à la vitesse sur la route, Le Vif interrogeait récemment Benoît Godart, porte-parole de Vias (ex-IBSR) et Lorenzo Stefani, porte-parole de Touring. Les propos du premier, raisonnables, documentés, sont révélateurs d’une réelle expertise et d’une volonté claire de soulager la souffrance induite par l’insécurité routière. Rien de tel dans le discours du second qui donne malheureusement raison à Monsieur Godart lorsque celui-ci déplore que « la vitesse est encore l’objet d’une perception sociale beaucoup trop positive ». De ce fait, l’interview de monsieur Stefani mérite toute notre attention. Penchons-nous donc sur quelques passages éclairants.
L’interview débute sur de bonnes bases, Monsieur Stefani relevant d’entrée de jeu que « Ce débat est très sensible chez les automobilistes parce qu’il touche à l’émotionnel : la vitesse, ce sont des sensations ».
- Il s’agit là d’un aspect fondamental, expliquant en grande partie les résistances farouches, irrationnelles, auxquelles s’opposent celles et deux qui tentent de pacifier le trafic routier. Cependant, les débats touchant à la mobilité font majoritairement la part belle aux solutions techniques. Dès lors, « L’extraordinaire effet psychologique de la vitesse et de la puissance que confèrent à leur utilisateur la voiture et la moto ne reçoit pas assez d’attention dans les études relatives au trafic routier et dans les politiques de transport».2
- En dépit du constat posé, le reste du discours de Monsieur Stefani tend à perpétuer plutôt qu’à limiter la possibilité pour certain.e.s d’éprouver « des sensations» au volant, abstraction faite de toute réflexion sur les effets induits par les comportements que procurent lesdites sensations.
Pour le porte-parole de Touring, « Certains partis, les écologistes en tête, flattent leur électorat en affirmant qu’il ne faut plus de voitures ou qu’il faut rouler beaucoup moins vite. »
- Cette affirmation est absurde : aucun parti politique n’affirme « qu’il ne faut plus de voitures». Il s’agit là d’un message notoirement impopulaire et irréaliste, du moins dans le court-moyen terme, les sociétés occidentales ayant été développées en fonction d’un important taux de motorisation de la population.
- Cette affirmation est manipulatrice : en amalgamant une supposée revendication « zéro voiture » au plaidoyer pour un abaissement des vitesses (ici présenté de manière caricaturale : « il faut rouler beaucoup moins vite»), le propos discrédite ce plaidoyer raisonnable qui vise, faut-il le rappeler, à limiter l’insécurité routière et diminuer les émissions de gaz à effet de serre et les émissions polluantes du trafic routier.
Pour Monsieur Stefani « On ne peut pas généraliser le 30 km/h comme on l’envisage aujourd’hui en Région bruxelloise, une mesure digne d’un programme communiste. Bientôt, on installera des portes à l’entrée de la ville et il faudra montrer patte blanche pour y accéder ».
- Voilà un bel argumentaire nuancé pour qui dénonce l’approche adverse en disant « ce ne sont que des slogans !»
- C’est là, face à cette parole caricaturale, indigne d’un débat d’opinion, que la colère commence à monter. Mais ce n’est hélas qu’un début…
« Le lien entre diminution de la vitesse et réduction des accidents graves n’est-il pas démontré ? » demande l’interviewer. A quoi le porte-parole de Touring réplique : « Les gens sont souvent dupes et croient certains experts lorsqu’ils avancent des arguments théoriques. Or, avec la route, on n’est pas dans le théorique ! »
- La colère, cette fois, submerge tout. Car c’est de chairs meurtries, de vies brisées qu’il s’agit – et le porte-parole de Touring, en semant le doute et la confusion, se montre tout simplement irresponsable.
- Car si, bien sûr, le lien est démontré. Et les modèles théoriques ont évidemment été bâtis sur base d’observations du réel : ces modèles ne sont que des mises en équations du réel, pas des fantasmes d’experts coupés du vrai monde.
- Les experts de terrain et les scientifiques sont unanimes sur la question : « La vitesse des véhicules motorisés est au cœur du problème des accidents de la route entraînant des blessures. Elle influe à la fois sur les risques d’accident et sur les conséquences des accidents.»3 Quelques faits et chiffres éclairants sont brièvement exposés aux pages 41 à 44 du dossier « LISA Car – La voiture de demain » publié par IEW en 2016.
« Imposer des directives est très bien, mais si elles sont injustifiées, on ne les respectera pas ! » assène Monsieur Stefani.
- Voilà qui semble relever du bon sens. Sauf que… les mesures de réduction de la vitesse sont-elles réellement injustifiées dès lors qu’il s’agit d’une manière efficace, ayant largement fait ses preuves, de réduire le nombre de victimes de la route ? Est-il injustifié de vouloir réduire le nombre de personnes tuées et blessées dans l’espace public ?4 Injustifié de vouloir réduire les émissions de gaz à effet de serre du transport dans un contexte d’urgence climatique absolue ?
- Le non-respect de la vitesse maximale autorisée (VMA) trouve plutôt son origine dans un manque d’information (dans le meilleur des cas) ou le rejet, le mépris de cette information (dans le pire). Ce rejet, ce mépris sont eux-mêmes renforcés par la prégnance du mythe automobile et par la désinformation perpétuée par certains.
Pour le porte-parole de Touring, « On ne peut quand même pas installer des radars partout, d’autant qu’ils provoquent des freinages et des accélérations : ce sont précisément ces variations de vitesse qui sont contreproductives : elles engendrent des frustrations et de l’agressivité au volant, ce qui là encore peut provoquer des accidents. »
- Le problème des comportements dangereux face aux radars est bien réel.
- La cause première de ces comportements, répétons-le, réside dans une mauvaise connaissance des liens entre la vitesse pratiquée d’une part et le nombre et la gravité des accidents d’autre part.
- Cette cause première est renforcée par la généralisation des véhicules inutilement puissants qui non seulement rendent objectivement difficile le respect de la VMA mais incitent également les amateurs de « sensations» à faire usage de cette puissance.
- Les avertisseurs de radars constituent la seconde cause des comportements dangereux dénoncés à juste titre par Monsieur Stefani.
- Ce n’est donc pas s’empêcher de contrôler le respect de la VMA (et sanctionner quand nécessaire) qu’il convient de faire. Mais éduquer, encore et toujours. Mais fournir aux automobilistes une information fiable et non partisane. Mais les sensibiliser à la souffrance des victimes (que nous pouvons tous devenir). Mais interdire les avertisseurs de radars.
Monsieur Stefani estime que « La décision prise aux Pays-Bas de réduire la vitesse à 100 km/h sur les autoroutes est purement liée à l’enjeu climatique. Mais ce qui pollue moins, là encore, c’est un trafic fluide. »
- Effectivement, lorsque le régime moteur est constant (trafic fluide, vitesse constante), la consommation d’énergie est plus réduite que lorsque le véhicule enchaîne freinages et décélérations.
- Mais les lois de la physique veulent aussi que c’est à vitesse modérée que la consommation d’énergie – donc les émissions de CO2 – sont les plus faibles.
- Ceci étant, il est vrai, hélas, que le moteur d’un bolide pouvant atteindre 200 km/h est optimisé pour fonctionner de manière optimale à vitesse élevée et que son rendement énergétique peut s’avérer moins bon à vitesse faible, diminuant de ce fait le bénéfice environnemental d’une réduction de la VMA. Mais ne convient-il pas de corriger cette dérive du marché automobile qui pousse les citoyens à acheter des véhicules surdimensionnés5 plutôt que d’en subir les conséquences et de s’interdire de prendre des mesures indispensables pour le bien-être de tous les citoyens et de la planète ?
L’interview du porte-parole de Touring est révélatrice d’une tendance largement répandue chez les professionnels de l’automobile. Tendance à s’opposer à tout ce qui pourrait remettre en question l’évolution actuelle du marché automobile. Tendance à renforcer le mythe associant la voiture à la liberté (et dès lors les comportements induits par ce mythe). Tendance bien naturelle pour celles et ceux dont la fonction première est de défendre les intérêts financiers des constructeurs. Tendance plus étonnante chez d’autres. Ce faisant, hélas, ces personnes (même si là n’est pas leur intention) confortent de facto dans leurs habitudes les automobilistes qui ne respectent que leur petit code de la route personnel et mettent de ce fait en danger leur intégrité physique et leur vie de même que celles de toutes les autres personnes présentes dans l’espace public. Cet espace où l’on aimerait se sentir libre… de circuler en toute sécurité.
- Dans Le Vif numéro 48, 28/11/2019, pages 58 à 61
- DIEKSTRA R., KROON M. 2004. Cars and behaviour: psychological barriers to car restraint and sustainable urban transport. In OECD. Communicating environmentally sustainable transport – The role of soft measures. Paris: OECD Publishing, p. 56
- OMS. 2004. Rapport mondial sur la prévention des traumatismes dus aux accidents de la circulation, p. 81
- 3.636 personnes étaient gravement blessées sur les routes belges en 2018 et 604 y perdaient la vie (source : https://statbel.fgov.be/fr/themes/mobilite/circulation/accidents-de-la-circulation)
- En 2017, la vitesse maximale des voitures neuves vendues en Belgique (valeur moyenne calculée sur l’ensemble de toutes les voitures vendues cette année-là dans notre pays) était de 191 km/h contre 183 en 2010 et 177 en 2001 (source : ICCT. 2019. European vehicle market statistics – Pocketbook 2018/19, p. 80-112)