Eh bien voilà, c’est fait : Bruxelles a connu son grand défouloir annuel. Le désormais traditionnel « Dimanche sans voitures » a permis à la bobotitude de pulser intensément dans les artères de la capitale purgées pour un jour de leur cholestérol automobile. Les vélos, rollers, trottinettes et calèches se sont disputés l’asphalte avec un égoïsme acrimonieux qui n’avait rien à envier à celui des conducteurs quotidiens tandis que les piétons ayant eu la prétention de vouloir s’inviter à la fête regrettèrent ces jours de trafic où feux tricolores et passages cloutés leurs garantissaient un minimum de sécurité. Bref, l’espace de quelques heures, un chaos silencieux et propre a remplacé un autre bruyant et polluant mais la ville n’en a pas pour autant retrouvé son urbanité. Car cette teuf écolo-hygiéniste n’aura nullement contribué à contrer tant soit peu la mainmise de la voiture sur la voirie bruxelloise. C’était « très agréable », « super chouette », « vraiment cool », « génial », « trop mortel », « de la balle » que beaucoup auront « kiffé »[[Commentaires glanés dans les divers articles et reportages consacrés à « l’événement ».]], les niveaux de pollution enregistrés auront été divisé par 10 ou 15 selon les endroits mais, in fine, ce dimanche plus ludique que pédagogique ne changera rien à rien. Pire : il constituera une forme d’alibi permettant à de trop nombreux décideurs de considérer qu’ils ont fait leur bonne action en faveur d’une autre mobilité.
Vous l’aurez compris : je n’aime pas le dimanche sans voiture. Je sais, c’est pô bien. Il faut être po-si-tif, focaliser sur « l’envie d’autre chose » que le succès de ce type d’initiative est censé traduire, surfer sur la vaguelette pour faire avancer la prise de conscience mais j’échoue à intégrer cet optimisme forcené de Malin ré-enchanteur. Pour moi, le dimanche sans voiture constitue une escroquerie scélérate que je ne peux renoncer à dénoncer.
Il faut dire que les choses étaient mal emmanchées dès le départ. Ce « dimanche » sans voiture est en effet né du souci de contourner les exigences de ce qui était à l’origine une « journée » sans voiture, concept lancé par la Commission européenne pour initier une sensibilisation et une réflexion sur l’abandon d’un modèle de mobilité autocentriste. Programmée à date fixe, le 22 septembre, ladite journée devait au fil des ans permettre d’expérimenter in situ tout au long d’une semaine les conséquences du renoncement à l’auto reine. On était donc loin du jour de fête aujourd’hui inscrit au calendrier des activités annuelles bruxelloises au même titre que la Nuit Blanche, les 20 kilomètres, le Meyboom, le défilé du 21 juillet ou la Gay Pride.
Mais le concept n’a pas seulement été détourné, il a aussi été vidé de sa substance. On cherche ainsi vainement la moindre action de sensibilisation et, a fortiori, une quelconque revendication derrière ce rendez-vous dominical au cours duquel la ville devient un immense terrain de jeu, nothing else et punt aan de lijn.
Je n’aime pas le dimanche sans voiture car je rêve d’une ville (ou à tout le moins d’un hyper centre) sans voiture. Or, l’arbre du dimanche cache la forêt de l’année, le rendez-vous ponctuel et bon-enfant masque (mal) l’inaction habituelle et révoltante.
La voiture est plus que jamais omniprésente à Bruxelles et ce n’est pas demain l’avant-veille du jour où on pourra commencer à espérer qu’une politique résolument proactive soit envisagée pour l’extirper de la place.
Je n’aime pas le dimanche sans voiture parce que je n’aime pas… la voiture.
Ô, je reconnais sans peine le caractère merveilleux de l’invention et son utilité irremplaçable en de nombreuses circonstances. Mais je récuse la dictature qu’elle impose aujourd’hui sur ma vie. Une dictature de tous les instants, qui mine mon quotidien et gangrène ma santé en toute impunité. On vit en effet dans un monde étrange où on s’émeut des impacts à prouver des ondes électromagnétiques et des effets fantasmés des éoliennes mais où on se fout par contre royalement du poison reconnu mortel que la bagnole distille méthodiquement dans l’air des villes et les poumons de leurs habitants !
Il est aujourd’hui scientifiquement incontestable que les particules fines générées par la circulation automobile dans les centres urbains réduit de trente mois l’espérance de vie de ceux qui y résident mais pas un décideur politique n’a le courage de vouloir l’en exclure ! Et le bon peuple résigné accepte la chose sans broncher, tantôt résigné, tantôt fasciné par le veau d’or à moteur surpuissant.
Cette passivité est d’autant plus incompréhensible que les nuisances endurées débordent largement le cadre des particules fines. Il y a aussi – et plus seulement en ville – le bruit qui épuise l’esprit, les odeurs qui irritent les sinus, les gaz à effet de serre qui asphyxient la planète, les vibrations qui ébranlent les nerfs et fissurent les maisons, les infrastructures qui balafrent le paysage. Autant d’attaques directes dont je suis la victime non consentante mais impuissante car, hormis les choix cohérents de renoncer à la bagnole et m’installer en ville pour ne pas en être l’esclave, je ne peux rien faire pour échapper aux atteintes portées à ma santé et mon bien-être.
Il ne s’agit pas ici de me chouchouter le nombril ni de m’apitoyer sur mon cas personnel. Je ne vous parle pas de moi parce « qu’il n’y a que ça qui m’intéresse, il n’y a que ça qui me donne de l’émoi »[[© Guy Béart, 1980]] mais parce qu’il m’importe d’ancrer dans une réalité vécue le caractère kafkaïen de la situation. Souffrez de stress ou d’un mal de tête à force de ressasser sur la présence d’une éolienne dans votre champ de vision et vous ferez se lever un vent de révolte qui conduira les politiques à légiférer. Crevez des PM10 qui vous encrassent les bronches ou cumulez les nuits blanches pour cause des décibels et roulement du trafic, vous n’émouvrez personne. Touche pas à la voiture… !
Un vent favorable, comme on dit dans la grande presse, – je ne pensais pas qualifier un jour le Secrétaire général de l’organisation qui accueille mes réflexions de « vent », fut-il favorable… – un vent favorable, donc, m’a fait parvenir les résultats d’un sondage centré, entre autres, sur la position des Bruxellois et des Wallons en matière de mobilité. Je ne m’attarderai pas sur tous les éléments positifs que l’on peut y trouver – non pas car ce serait contraire à mon prétendu négativisme congénital mais simplement parce que ce n’est pas mon propos du jour – et pointerai simplement que la mesure proposée aux sondés recevant le moins d’adhésion porte sur la « réduction de l’attractivité de la voiture ». Un vagabondage sur les forums, véritables baromètres de l’opinion publique, permet de prendre mieux conscience encore de la force – et de l’irrationalité – des sentiments qui continuent à unir l’homo mobilis à la voiture. Une perle parmi une multitude : « La complaisance des politiques vis-à-vis de lobbies pro-vélo est inacceptable. On crée des infrastructures coûteuses pour un mode de transport qui ne concerne qu’une infime minorité de la population, c’est une gabegie d’autant plus dégoûtante qu’il s’agit de fonds publics. En plus, la place accordée au vélo en ville est prise sur celle des voitures dont la circulation est de plus en plus ralentie et qui polluent donc de plus en plus. Et on prétend lutter contre le réchauffement climatique ! »
Comme disent les Suisses, « quand t’as dit ça, t’as tout dit»… Quoique… Non. Il me semble en effet primordial de préciser qu’une mesure ne doit pas être populaire ou acceptée par la majorité pour être légitime sans quoi l’impôt n’existerait pas et, à l’inverse, la peine de mort risquerait d’être universelle tandis les frontières de l’Europe se hérisseraient de barrières infranchissables.
Une mesure ne doit pas être populaire ou acceptée par la majorité pour être légitime mais celle ou celui qui la porte doit alors faire preuve d’un courage politique exceptionnel et ne pas hésiter à faire primer ce qui est « juste et bien » sur ses chances de réélection. De ce point de vue, s’attaquer frontalement à la voiture semble dépasser les limites de l’envisageable. Le pouvoir des lobbies est trop grand, l’opposition de la population instinctivement trop massive. Et une année sans coui… succède dès lors à chaque dimanche sans voiture.
Allez, à la prochaine. Et d’ici là, ne lâchez rien car «La résignation est un suicide quotidien». (Balzac)