Dans un cadre temporel très court (du vendredi 06 au lundi 09 juin), l’Union européenne a été la scène d’un épisode de schizophrénie politique à couper le souffle.
Le vendredi 06 juin, le prix du baril atteignait 138 dollars. Derrière ce nouveau record se cachait un véritable fait historique, un chiffre symbolique, passé inaperçu de la plupart des analystes. Le prix du baril atteint ce jour-là correspondait très exactement à un point de basculement : pour la première fois dans l’histoire, la facture globale d’importation de pétrole de l’Union européenne dépassait la somme astronomique d’un milliard d’euros par jour. Oui, vous avez bien lu : par jour. Les voitures en brûlent environ 400 millions – oui, vous avez toujours bien lu : chaque jour. Afin d’apprécier pleinement ce chiffre, il faut savoir que la « valeur ajoutée » de l’industrie automobile européenne est d’environ 300 millions d’euros par jour. La valeur économique de l’industrie automobile européenne est plus faible que la valeur économique du pétrole que nous achetons pour mettre les voitures en mouvement. Aussi incroyable que cela puisse paraître, voilà bien où nous en sommes. La valeur ajoutée associée à la fabrication des voitures est inférieure à la valeur perdue dans tout le pétrole dont ces voitures ont besoin pour continuer à rouler.
Le jour ouvrable suivant, le lundi 09 juin, la Chancelière allemande Merkel et le Président français Sarkozy plaçaient ensemble – et visiblement avec une certaine satisfaction – une superbe peau de banane sur le chemin de la politique européenne visant à faire consommer moins d’essence à nos voitures. Leur accord sur les émissions de CO2 des voitures neuves est aussi vague dans sa formulation que dangereux dans ses effets potentiels.
Madame Merkel était très fière d’annoncer que les deux pays soutenaient l’objectif de 120 gCO2/km en moyenne pour toutes les voitures neuves vendues en Europe en 2012. Au-delà de ce discours de circonstance, les deux partenaires se sont accordés sur une entrée en vigueur progressive (dite « phase-in »), manière élégante de présenter un report des objectifs. Ils ont également convenu de transformer l’objectif à long terme (95 g/km en 2020) en fourchette (de 95 à 110). Et ils soutiennent l’idée de prendre en compte les « éco-innovation » (par exemple les toits de voitures équipés de panneaux solaires) pour l’équivalent de 6 à 8 g/km. Kerstin Meyer, Policy officer chez T&E (fédération européenne pour le transport et l’environnement) commentait ainsi ce dernier point : « bien que ces éco-innovations soient une bonne chose sur le plan du principe, les objectifs de réductions ont toujours été établis sur base de l’efficacité énergétique que les voitures neuves atteignent selon les procédures de test officielles. Tant qu’à présent, ces procédures ne prennent pas en compte les éco-innovations. Les inclure aujourd’hui, c’est changer les règles du jeu en cours de match, c’est pervertir et affaiblir le système. »
Ainsi, le vieux monstre de l’accord volontaire de 140 g/km (cet objectif que les constructeurs automobiles européens devaient atteindre cette année en-dehors de tout cadre contraignant – ils réaliseront environ 155 g/km – voir notre nIEWs 27) re-pointe sa vilaine tête. Le pacte Merkel-Sarkozy, s’il était appliqué en droit européen, se traduirait par un objectif de 138 g/km (130 + 8 pour les « éco-innovations »), si ce n’est que la date d’entrée en vigueur ne serait plus 2008 comme dans l’accord volontaire conclu il y a dix ans, mais 2012. Tout comme la facture pétrolière, cette histoire peut sembler incroyable. Mais voilà bien où nous en sommes.
Le gouvernement allemand et son industrie automobile (en particulier la marque avec l’étoile à trois branches, qui a accompli fort peu de progrès en matière de réductions d’émissions, contrairement à ses rivaux français), sont très satisfaits de cet accord. Du côté français, par contre, c’était le silence. Ce lundi 09 juin fut un jour noir pour l’Europe, et un jour noir pour son « leadership » en matière de lutte contre les changements climatiques et de transition vers une économie bas carbone.
Il est honteusement anti-démocratique et inacceptable que deux Etats membres décident pour les 25 autres comment ils vont se battre pour atteindre leurs objectifs climatiques. Ou à combien vont se monter leurs factures d’importation de pétrole, combien leurs citoyens vont devoir payer à la pompe. Pour beaucoup de ses citoyens, l’Europe paraît déjà fort peu démocratique – les accords cyniques comme celui-ci n’aident évidemment pas à redorer cette image. La Commission européenne, heureusement, a répondu de manière très détachée au pacte germano-français. Et jusqu’à présent, le comité environnement du Parlement européen a choisi une ligne plus dure sur les voitures et le CO2. De son côté, l’Italie a dénoncé le fait que deux pays décident pour tous les autres. Espérons que ces voix, en forçant quelque peu le ton, se fassent entendre et soient rejointes par d’autres.
La balle est maintenant dans le camp des autres Etats membres et du Parlement européen : à eux de démontrer que l’Europe n’est pas gouvernée par le plus petit commun dénominateur d’une industrie. Il est grandement temps que les constructeurs automobiles performants, les fournisseurs d’équipement technologiques bas carbone, les citoyens (qui paient les factures de carburant), les spécialistes en sécurité énergétique, les économistes – et bien sûr les environnementalistes – soient également entendus et écoutés.
Ce texte est grandement inspiré du bulletin de T&E, numéro 169 de juin 2008, et particulièrement de l’éditorial de Jos Dings, Directeur de T&E.