Malgré la pression énorme à laquelle ils étaient soumis de la part de l’industrie automobile, les membres de la Commission environnement (ENVI) du Parlement européen (PE) ont, en ce jeudi 25 septembre 2008, collectivement posé un acte politique fort. En élus conscients de leur mission de représentation des citoyens, la majorité d’entre eux ont refusé d’avaliser une proposition de « compromis » assez catastrophique et ont choisi de voter individuellement sur les centaines d’amendements déposés. Le résultat, inespéré dans le contexte politique, sonne comme une déclaration de dignité de la classe politique – et envoie un message clair : c’est dès maintenant, et non dans cinq ou dix ans, que les Européens ont besoin de voitures moins consommatrices de carburant et moins polluantes. Ce vote, cependant, ne constitue qu’un acte d’une pièce dont le dénouement n’est pas encore écrit, se déroulant sur la scène d’un vaste théâtre dans les coulisses duquel nous allons pénétrer…
La Commission européenne (CE) proposait, fin 2007, un projet de règlement européen ayant pour ambition de fixer des objectifs contraignants en matière d’émissions de CO2 des voitures neuves. Le besoin de légiférer, en effet, était criant. D’une part, s’il existe des normes (dites Euro) fixant des limites pour les polluants locaux (monoxyde de carbone, oxydes d’azote, composés organiques volatils et particules fines), rien n’existe pour le CO2, dont les émissions sont directement proportionnelles à la consommation du véhicule. D’autre part, les engagements de l’industrie visant à réduire de manière autonome les émissions moyennes des véhicules neufs à 140 gCO2/km en 2008 ont prouvé leur inefficacité : la réalité du terrain sera proche de 155 g/km…
Le problème, a priori, semble simple : il suffit de fixer des objectifs étagés dans le temps, avec des cibles claires à court et long terme pour tout à la fois amorcer le mouvement en tirant le meilleur parti des technologies actuelles et en déterminant l’orientation à donner aux travaux de recherche-développement (R&D) pour les dix années à venir. Simple, en effet. Mais en pratique, les choses deviennent vite très (très !) compliquées.
La proposition de la CE avait été établie après consultation de différents acteurs – dont, bien sûr, l’industrie automobile. Celle-ci, peu encline à sortir des sentiers battus (ou plutôt des autoroutes fréquentées), cherche généralement à ce que les textes législatifs ne perturbent pas trop son business. Le projet rédigé par la CE comporte par conséquent des aspects … surprenants, que nous avons déjà décrits précédemment (voir notre nIEWs 42). Le processus législatif européen est assez complexe : la proposition de la CE (qui a l’initiative législative) doit être analysée par le PE et le Conseil des ministres européens. Au sein du PE, ce sont les Commissions environnement (ENVI) et industrie (ITRE) qui sont compétentes en cette matière.
Avant que Conseil et PE ne se prononcent (le processus peut durer plus de deux ans), chaque « partie prenante » fourbit ses armes. Peu de surprises à ce niveau : même si les plans d’attaque spécifiques varient en fonction des dossiers, les stratégies utilisées sont bien rôdées. Le secteur industriel concerné (la construction automobile en l’occurrence), pour défendre ses intérêts sectoriels, cherche à diminuer la portée du texte, à le dénaturer. D’une part en le rendant plus compliqué, plus « technique » – et donc moins facilement compréhensible pour ceux sensés l’analyser. D’autre part en introduisant de multiples propositions alternatives sur tel ou tel point du texte, constituant autant d’échappatoires visant à affaiblir le projet. Véritable travail de sape mené avec beaucoup de savoir-faire par des lobbyistes professionnels, qui ont de multiples entrées : fonctionnaires et députés européens, ministres, chefs d’état… Dans le « camp adverse », les ONG d’environnement, qui ne sont pas guidées par des intérêts sectoriels, mais sont soucieuses de préserver au mieux l’intérêt général, tirent en sens inverse – avec des moyens bien plus modestes (en matière d’effectifs humains, les forces sont approximativement dans un rapport de un à cinquante).
Il est bon, à ce niveau, d’illustrer le travail de sape de l’industrie dans ce dossier précis. Parmi les échappatoires proposées, nous en relèverons trois. Premièrement, le « phase-in ». Trouvaille géniale consistant à proposer que le règlement européen entre en vigueur « par étapes ». Ainsi, seuls 40% des voitures neuves devraient satisfaire à l’objectif en 2012, 60% en 2013, 80% en 2014 et 100% en 2015. Il s’agit là, ni plus ni moins, sous les dehors d’une mesure « raisonnable et raisonnée », d’un report de trois ans. Deuxièmement, les pénalités. Le projet de la CE, bien sûr, prévoit des pénalités en cas de non respect des objectifs. Il s’agit ici de revoir ces pénalités à la baisse pour descendre (très nettement) en-dessous du seuil à partir duquel il est moins cher de payer la pénalité que de respecter la loi… Troisièmement, les super-crédits. Il s’agit ici de « compter pour trois » les voitures capables de rouler avec des mélanges à haute teneur en éthanol (agrocarburant). En pratique, cela revient à diviser artificiellement par trois leurs émissions dans la comptabilisation des performances des différents constructeurs…
La commission ITRE, qui avait voté en premier sur le projet de la CE, avait massivement supporté tous les amendements déposés sur « recommandation » de l’industrie, adoptant notamment les trois échappatoires décrites ci-dessus.
Le rapporteur de la commission ENVI (l’Italien Guido Sacconi, groupe PSE au PE) avait préparé une proposition de « compromis » sensée faire la synthèse des discussions préalables et des propositions d’amendements déposées par ses collègues. Adoptée, cette proposition aurait confirmé le vote de la commission ITRE. C’eût été catastrophique !
Heureusement, la majorité des membres de la commission ENVI, qui ont pris la peine de « rentrer dans le sujet » (ce qui n’est pas évident, vu le nombre de dossiers qu’ils doivent traiter), ont compris que voter le « compromis » tel quel revenait à saborder le projet de règlement et le rendre sans aucune portée réelle. Ce qui est inacceptable pour tout qui est attaché à réaliser l’objectif général de réduction des émissions de CO2 à l’horizon 2020 (moins 20% à moins 30% par rapport à 1990). Sans que joue la « discipline de groupe », les 65 députés présents (la commission ENVI compte 67 membres effectifs) se sont donc livrés à un réel travail de démocratie représentative. En tant que Belges, nous pouvons être fiers : trois députés assistaient au vote : Mme Ries (MR – groupe ALDE au PE-, Mme Brepoels (CD&V, groupe PPE-DE au PE) et M Staes (Groen groupe VERTS/ALE au PE). Ils ont tous trois émis des votes responsables, conformes aux intérêts communs. La commission ENVI a rejeté le phase-in, a soutenu des pénalités qui en sont vraiment et a soutenu l’idée d’un objectif à long terme.
Le prochain acte, cependant, risque d’être sanglant : le Conseil européen contre-attaque ! On se souviendra du deal franco-allemand par lequel la présidence française de l’Union européenne acceptait de ne pas soutenir les demandes de son industrie automobile (plutôt favorable à une législation forte, plus à son avantage qu’à celui de l’industrie allemande). Un pacte politique Sarkozy-Merkel visait ainsi à affaiblir la proposition de législation. Ce projet revient sur la table. Notamment en affaiblissant l’objectif à 2020, en ré-introduisant « le phase-in » et en revoyant à la baisse les pénalités !
Cette tragi-comédie illustre à merveille la nécessité que le pouvoir politique se saisisse des matières environnementales avec énormément de volonté et de fermeté, comme a si bien su le faire la Commission ENVI en cette fin septembre. En dépit de messages lénifiants sur le développement durable, l’industrie freine des quatre … roues face à toute amorce de législation contraignante. Tout simplement parce qu’elle est guidée par des considérations financières à court terme. Dans ce dossier, les actionnaires des constructeurs automobiles ont tout intérêt à ce qu’aucune contrainte ne pèse sur le marché des voitures neuves pour pouvoir continuer à vendre un maximum de « grosses » voitures, celles sur lesquelles les marges bénéficiaires sont les plus confortables.