Y a-t-il encore du commerce en ville ?

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Avant, voici trente ou quarante ans, le Wallon se plaignait de ne plus avoir de petits magasins dans son village. Aujourd’hui, il se plaint de la même chose, mais en ville ! Essayez, par exemple, de trouver une vraie boulangerie avec atelier et salle de vente dans une ville wallonne. Les commerces vides et les faillites de magasins se multiplient depuis des années, avec un effet contagieux qui complique toute remontée de pente pour les rues commerçantes. Paradoxalement, on n’a jamais autant construit de m² commerciaux.

Le rapport 2013 récemment publié par l’Association de Management de Centre-Ville (amcv.be) dénonce une dégradation accélérée du commerce urbain. L’AMCV tire même, pour plusieurs villes wallonnes, la sonnette d’alarme. La presse nationale et locale a amplement répercuté ce triste constat depuis fin février. Il ne s’agit pourtant pas d’un phénomène neuf. Dès les années 1970, des centres commerciaux, des supermarchés vendant des produits de première nécessité et des discounters se sont construits en pleine ville, en périphérie, ainsi que le long des routes nationales à la campagne. Leurs conséquences délétères sur le commerce et sur l’habitabilité des lieux d’implantation se sont très vite affirmées. Au même moment, bien des ménages partaient vivre en lotissement. Que leur importait alors si leur coin de ville ou de village battait de l’aile ? N’était-ce d’ailleurs pas pour ça qu’ils le fuyaient ?

Le développement de ces nouveaux mécanismes de vente a eu et continue d’avoir un impact considérable sur les consommateurs et sur l’aménagement du territoire. En atteste l’Atlas du commerce en Wallonie, que Guénaël Devillet, Mathieu Jaspard et Juan Vazquez Parras viennent de publier aux Presses universitaires de Liège. Un graphique épinglé parmi d’autres représente le temps qui sépare les Wallons d’un de leurs 893 supermarchés : moins de cinq minutes en voiture pour 85,5 % de la population ! Deux malheureux dixièmes de pourcent se situent à plus de 15 minutes en voiture d’un supermarché, ce qui ne les empêche certainement pas de se mettre au volant pour aller jouer du caddie… puis de réclamer quand nos routes sont mal entretenues ou qu’il manque de places de parking.

Que des professionnels de l’animation commerciale et des chercheurs confirment le ressenti enduré depuis plusieurs générations, voilà qui est finalement une très bonne chose, même si les nouvelles sont mauvaises, car cela renforce le positionnement et la crédibilité de nombre d’associations membres de la Fédération Inter-Environnement Wallonie. Elles peuvent en témoigner : dire qu’un projet commercial va paupériser le quartier où il s’implante revient à bafouer le pouvoir en place. Déjà en 1974, les citoyens qui voyaient d’un mauvais œil ces nouvelles manières de faire commerce étaient regardés avec un œil plus noir encore. Peut-on espérer qu’ils soient désormais traités avec plus d’égards que Cassandre, à partir de, disons, mars 2014 ?

Le cycle de la dégradation pourrait être décrit comme suit : un nouveau lieu commercial capte la clientèle d’autres commerces, ceux-ci se mettent à vivoter ; l’intérêt pour le « plus si nouveau » lieu commercial s’étiole, et lui-même se met à vivoter. Ses promoteurs envisagent alors des manœuvres drastiques pour redresser le bilan, ce qui se solde par un agrandissement, une campagne de relooking ou un abandon. Dans tous les cas, les dégâts collatéraux empirent. Le lieu d’implantation cherche ensuite à retrouver une valeur quelconque, quitte à vendre son âme et son cœur au plus offrant. C’est là qu’interviennent les développeurs commerciaux spécialistes en « retail » – expression qui anglicise le « commerce de détail » – en proposant une nouvelle formule imparable pour aider la ville ou la commune à ressusciter. Notre dossier sur les centres commerciaux, à paraître ce printemps, aidera à voir plus clair dans la danse étrange à laquelle se livrent communes et développeurs depuis plusieurs décennies.

Peut-on espérer que nos autorités communales et régionales prennent enfin à bras le corps cette question des implantations commerciales ? Il ne s’agit pas tant de « surface critique », c’est à dire de m² dont le nombre poserait problème. Il s’agit avant tout de la manière d’envisager le commerce et son rapport au lieu où il s’implante. La position de la Fédération, publiée en juin 2013, a pour ambition d’aider les pouvoirs locaux à façonner le projet, quelle que soit sa taille, pour qu’il s’adapte aux circonstances locales, plutôt que de le laisser faire tourner le monde autour de lui. La solution à l’échec retentissant du développement commercial – en Wallonie et ailleurs – réside en effet, selon nous, dans une fierté retrouvée par rapport aux caractéristiques propres du lieu, une fierté qui amène à exiger davantage de qualité quant à toute une série de paramètres. Si les communes envisagent des paramètres supplémentaires, tant mieux ! Cela montrera qu’elles ont compris où réside leur véritable intérêt, et qu’elles ont gagné en confiance vis-à-vis de partenaires aussi impressionnants que volatils.

Les paramètres de la position :

1. Formule particulière : le centre commercial s’ajuste au cadre environnant
2. Porosité : le centre commercial donne aux piétons des accès multiples et évidents aux quartiers qui l’entourent
3. Sobriété : le centre commercial se suffit matériellement à lui-même
4. Parcimonie : le centre commercial tient mieux compte de ce qui est déjà là
5. Contact réussi : le centre commercial ne produit pas de nuisances
6. Planification concertée : le centre commercial s’adapte aux visions d’avenir de la localité
7. Utilité : les activités du centre commercial vont bien au-delà de « l’expérience shopping »
8. Lisibilité : le centre commercial montre ce qu’il a dans le ventre
9. Conversion possible : le centre commercial anticipe
10. Contrat social : le centre commercial ose affirmer son statut privé
11. Redéploiement économique : le centre commercial procure des emplois de qualité et durables

Cette liste peut paraître naïve ou trop contraignante, elle offre en tout cas une alternative au refus total (qui n’a jamais découragé le moindre promoteur d’immobilier commercial) et à l’acceptation sans nuance telle qu’encouragée par l’actuel Schéma Régional de Développement Commercial , pour le moins vague et ambigu. Jean-Luc Calonger, président de l’AMCV, disait en interview à Michel Visart, pour la RTBf, que le Schéma n’est « qu’une machine à créer de nouveaux m² commerciaux ». « Les recommandations qui sont faites par agglomération sont rédigées de façon inouïe et en plus il y a juste trois lignes par agglomération. Ce n’est pas sérieux ! Ce serait une très mauvaise chose qu’un futur gouvernement wallon s’inspire d’un tel travail « .

Quant à l’affirmation selon laquelle il suffirait de les installer en ville pour que les centres commerciaux fonctionnent bien et que leur succès rejaillisse sur les petits magasins alentours, nous la contredisons avec force. Il ne suffit pas d’amener le centre commercial ou la grande surface sur des rondins jusqu’au centre d’une ville pour que tout marche mieux. D’abord parce que maints lieux commerciaux très vastes existent déjà dans nos villes, et sont malheureusement souvent en piteux état, malgré des tentatives répétées de rajeunissement. Ensuite, parce que l’arbre cache la forêt : selon l’Atlas cité plus haut, « les relevés effectués en 2010 puis en 2012 montrent que la majorité des 200.000 mètres carrés créés en deux ans se situent en dehors des grandes polarités commerciales existantes et se caractérisent soit par des implantations individuelles, soit par des extensions de centres périphériques existants. » Enfin, parce que les promoteurs sont aujourd’hui rarement motivés par un résultat commercial en tant que tel. Jean-Luc Calonger l’annonçait à un journaliste du Pays Basque français en novembre dernier : « la création de centres commerciaux n’a pas de logique commerciale (…), il s’agit maintenant d’une logique financière. Un promoteur qui arrive à commercialiser ses surfaces obtient un très bon rendement avec les loyers. Ces loyers sont transformés en produits financiers qui sont achetés par les Fonds de pension très intéressés par ce genre de produits à haut rendement. Et cela continuera tant que les taux d’intérêts sont très bas sur le marché mondial. »

Pour les associations membres de la Fédération, les centres commerciaux déjà installés ou annoncés en centre-ville prennent à revers tous les principes de bon aménagement des lieux :

 Dès la phase d’élaboration, les plans prévoient des palais de l’automobile. Ils imposent leur trafic à toute la zone de chalandise, et obligent le quartier à se réorganiser pour éviter qu’on roule en deux couches de voitures. Dans leurs entrailles, ils ont de la place à revendre avec des étages de parking abritant plus d’un millier d’emplacements et des trémies d’évacuation débouchant en pleine voirie publique.

 Il n’y a pas de participation du public : toute remarque est considérée comme du sabotage, dès lors que les autorités et une société immobilière se sont mises d’accord pour installer un centre commercial de grande ampleur. Un périmètre de remembrement urbain est l’accessoire indispensable pour que soit éliminée la question subtile du zonage du plan de secteur.

 Le permis se présente dans une formule « tout en un » très douteuse. Afin d’urbaniser des hectares sans passer par la case étude d’incidences, les promoteurs ficellent un Rapport Urbanistique et Environnemental et promettent des centaines d’emplois. Pas besoin de fournir d’étude détaillée sur la demande et l’offre existantes, ni sur les relations qu’entretiendra le complexe avec les bâtiments et les rues voisines. La multitude de chalands attendus pour ce nouvel éden commercial aura tôt fait de consoler les amers ; elle tiendra même lieu d’étude de faisabilité a posteriori !

Les associations membres de la Fédérations nous signalent par ailleurs que les petits commerces, et notamment les vraies boulangeries, se mettent à réapparaître dans les villages. Pour qu’ils reviennent en ville, à moyen ou à long terme, il faudrait un fameux coup de vapeur du commerce indépendant, des coopératives et de l’économie sociale. Mais il faudrait aussi un cadre réglementaire de qualité. A ce titre, il semble tout indiqué de suivre de près le projet de décret relatif aux implantations commerciales (il vient d’être adopté en deuxième lecture le 27 février 2014), qui prépare la Wallonie au transfert de la compétence fédérale relative à la délivrance du permis socio-économique, transfert prévu pour le 1er juillet prochain. C’est la dernière ligne droite pour le gouvernement régional dans ce dossier où les parlementaires wallons et l’Union des Villes et Communes de Wallonie rejoignent nos préoccupations quant à la surface critique, quant à la multiplication des points de vente et quant aux critères d’appréciation des projets. Deux députées assidues sur la question, Anne-Catherine Goffinet pour le CdH et Véronica Crémasco pour Ecolo, rompaient en janvier dernier quelques lances avec le Ministre de l’Economie Jean-Claude Marcourt. Un de ces échanges dont le Parlement Wallon a le secret. Faut-il vous rappeler que ces séances sont publiques? Plus publiques en tout cas que les allées d’un centre commercial…