Zalando ne viendra pas en Wallonie. Le géant allemand du commerce en ligne implantera en effet sa nouvelle plateforme logistique aux Pays-Bas plutôt que sur le zoning de Dour-Elouges où un permis unique l’attendait pourtant les subsides grands ouverts.
Révélée par le journal « L’Echo » en date du 6 mars 2017, cette décision fit l’effet d’une bombe. L’unanimité médiatique, économique et politique déplora « un triste jour pour la Région », la nouvelle enterrant de facto l’espoir de 1.500 nouveaux emplois directs.
Tout foufous de trouver des coupables utiles à leur cause, certains politiques céruléens s’empressèrent d’attribuer la responsabilité de cet échec à un triumvirat nuisible au développement économique : un coût de la main d’œuvre trop élevé, une législation sur travail de nuit trop contraignante et un climat social tendu qui « génère de l’inquiétude ». Dans une rhétorique au charme vintage tant la saillie rappelait le discours de la droite française prédisant l’arrivée des chars russes sur les Champs Elysées en cas d’élection de Mitterrand à la présidentielle de 1981, Jean-Paul Wahl, chef du groupe MR au parlement wallon, alla jusqu’à évoquer les craintes légitimes générées par la montée en puissance d’un parti d’obédience marxiste – « Vous comprendrez que ça ne donne pas vraiment confiance…»[[« C’est pas tous les jours dimanche », RTL-Tvi, 11 mars 2018]]
Cette excitation primale retomba toutefois après que Kris Peeters, ministre fédéral de l’Economie et de l’Emploi eut assuré que ni le climat social, ni le coût salarial, ni les conditions autorisant le travail de nuit n’avaient pesé dans le choix de Zalando[[http://trends.levif.be/economie/entreprises/zalando-ni-le-climat-social-ni-le-cout-salarial-ni-le-travail-de-nuit-n-ont-joue/article-normal-810555.html]]. La mise au point incita notamment son homologue wallon, Pierre-Yves Jeholet, à se repositionner dans le débat au prix d’un tête-à-queue idéologique particulièrement audacieux. Après avoir dénoncé le mardi une dérive communiste ayant saboté le « contrat du siècle », il proposa le jeudi une tout autre lecture des événements : « Il faut pousser la flexibilité du travail dans l’e-commerce mais cela doit se faire avec de l’emploi local. Je ne suis pas certain que l’on ne retrouve aux Pays-Bas que des travailleurs néerlandais. Il y a de plus en plus de travailleurs détachés, des Polonais, qui sont moins chers que de l’emploi local, et qui sont de plus en plus utilisés. Si c’est pour cela, je ne me battrai pas pour attirer ce type d’emplois. »[[« L’Echo », jeudi 8 mars 2018]] Il se retrouva ainsi étonnemment en phase avec Thierry Bodson, secrétaire général de la FGTB wallon – et à ce titre au premier rang des « saboteurs » initialement dénoncés… – pour qui « on compare des travailleurs belges non pas à des travailleurs hollandais, mais polonais. Je n’ai aucun problème à avoir une discussion sur l’e-commerce et la nécessité de flexibilité, mais dans ce dossier-ci, on compare des pommes et des poires… »[[« Soir Première », La Première (RTBF), 7 mars 2018]] Comme disait l’autre[[« L’autre » étant en l’occurence Edgar Faure]], « ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent! »
Le contexte étant rappelé, j’en viens à ce qui m’a réellement interpellé, surpris et choqué dans cette affaire : jamais, dans le chef d’aucun intervenant – sinon, de manière fugace, dans celui de Germain Mugemangango, porte-parole du PTB – il ne fut question de la nature des emplois en jeu et de leurs implications en tous genres. On disserta, commenta, analysa, argumenta, contre argumenta, débattit et polémiqua des heures durant sans que cet élément pourtant central ne soit abordé.
La situation est symptomatique de la schizophrénie de l’époque. Mettez le sujet au cœur d’un reportage de « Question à la Une », « Envoyé spécial » ou, honneur suprême, « Cash Investigation » et ce sera le buzz assuré. Ça va tweeter, liker, commenter et plussoyer à qui mieux-mieux pour dénoncer « un esclavage moderne ». Mais lorsque l’opportunité d’en faire un véritable enjeu sociétal se présente, c’est le vide et le néant, le silence et l’inaction. Comme s’il était exclu de mettre en cause les « jobs – jobs – jobs » scandés aujourd’hui avec un entrain et une candeur dignes de ceux qui habitaient hier l’interprète de « boys – boys – boys ». Il me semble donc utile de rappeler quelques vérités qui devraient déranger.
Zanado n’est pas Amazon mais les deux structures présentent des similitudes inhérentes au commerce en ligne, la plus significative étant une organisation du travail qui vise à optimaliser la productivité de travailleurs. Il s’agit en effet de garantir les délais de livraison qui assurent le succès de ces entreprises puisque, dixit le sus-cité Jean-Paul Wahl, « on commande le soir et il faut que ça soit là le lendemain matin ». Poussée à l’extrême, cette optimalisation impose des conditions de travail déshumanisées. Ainsi, chez Amazon, il est interdit d’adresser la parole à un.e collègue pour quelque raison que ce soit, même une question de nature professionnelle ne justifiant pas de violer la règle. Les pauses-pipi relèvent des incidents à justifier, ce qui incite certain.e.s à ne pas s’hydrater suffisamment par crainte de générer des besoins trop nombreux et de se voir adresser une « lettre de sensibilisation », moyen utilisé pour signifier aux employés leurs manquements au règlement. Conséquence : un rapport de la médecine du travail portant sur un entrepôt du groupe atteste qu’un employé sur cinq souffre de troubles musculo-squelettiques en lien avec un état de tension permanent. Par ailleurs, nombreux seraient celles et ceux qui se font déclarer inaptes et quittent l’entreprise, ce qui expliquerait que la durée moyenne d’un CDI chez Amazon n’excède pas 2 ans et demi malgré un salaire supérieur de 23% au SMIC.[[Reportage de France 3 Hauts-de-France visible sur https://www.youtube.com/watch?v=UvXRut5WFWM]]
Un doute plus que légitime pèse donc sur la pertinence de la deuxième strophe du mantra des Amazoniens : « Work hard. Have fun. Make History. »[[« Travaillez dur. Prenez du plaisir. Ecrivez l’Histoire. »]]
Mais Amazon n’a pas le monopole de cette situation.
Le 14 avril 2014, RTL Allemagne diffusa un reportage de la journaliste Caro Lobig qui, après s’être fait engager incognito comme picker (magasinière), a travaillé pendant deux mois dans le centre logistique Zalando d’Erfurt, filmant son quotidien en caméra cachée.
Elle montre des journées harassantes passées à parcourir entre 18 et 27 kilomètres à pied afin de récupérer des articles dans les immenses étalages du site.
Elle décrit comment, grâce aux scans successifs, le mouvement des pickers est sous contrôle permanent. Les performances sont enregistrées à la seconde près et poussent les travailleurs aux limites de leurs capacités physiques. S’asseoir pour se reposer est très mal vu par les chefs d’équipes qui brandissent la menace d’un avertissement disciplinaire à ceux qui s’y risquent. Résultat : les salariés sont au bout du rouleau, les ambulances interviennent presque tous les jours.
Elle raconte aussi les fouilles fréquentes organisées de manière aléatoire en fin de service et la prime de 500 euros promise aux salariés qui dénonceront d’éventuels voleurs. Un employé résume : « Zalando, c’est pire que la Stasi! »[[http://www.01net.com/actualites/chez-le-vendeur-en-ligne-zalando-les-magasiniers-parcourent-20-km-par-jour-618456.html]]
Le reportage date de 2014 mais les faits dénoncés restent d’actualité. Le syndicat suisse Unia, peu suspect d’activisme radical, a ainsi lancé fin 2017 une pétition contre « le dumping social » et « la surveillance permanente » chez Zalando.[[https://www.unia.ch/fr/actualites/actualites/article/a/14431/]]
Mais au-delà de sa moins value sociale, le commerce en ligne a un impact sociétal particulièrement négatif qui justifierait à lui seul qu’on y réfléchisse à trois fois avant de dérouler le tapis rouge à ses entreprises.
En se substituant progressivement aux commerces « physiques », il entraîne la fermeture de nombre d’entre eux avec pour conséquences la destruction d’emplois mais aussi du lien social que ces lieux d’échanges généraient. Il est à cet égard paradoxal voire surréaliste que ce soit la même organisation, Coméos, qui représente les commerces et services en points de vente et en ligne tant les intérêts des uns semblent opposés à ceux des autres. A moins que…
A moins que cela ne présage et ne prépare une mutation profonde marquant la fin progressive des activités en points de vente. Les gains à réaliser en termes de coûts salariaux sont en effet loin d’être négligeables. Une étude réalisée en France dans le secteur de l’édition montre ainsi que pour un même volume d’activité, Amazon embauche 18 fois moins de personnel que les libraires indépendants…[[Cité par Jean-Baptiste Malet, journaliste auteur de « En Amazonie : infiltré dans le « meilleur des mondes » » (Fayard, 2013) dans l’émission « La voie est libre » sur France 3 Rhône-Alpes, le 11 mai 2013.
(https://www.youtube.com/watch?v=7OxiXP4loKg)]] Ça interpelle, non ? Et relativise ô combien les créations d’emplois promises par Zalando, Amazon & co.
Les débats (non) menés lors de « l’affaire » Zalando attestent malheureusement que les tentations du court-termisme et la dictature de l’indispensable – forcément indispensable – adaptation à « un monde qui change » continuent à primer sur toute autre considération dans les choix de nos décideurs. Le discours opposé par Didier Guillaume, sénateur PS et président du conseil régionale de la Dôme au journaliste Jean-Baptiste Malet auteur d’un livre enquête[[« En Amazonie : infiltré dans le « meilleur des mondes » », Fayard, 2013]] dénonçant les ravages d’Amazon en termes de conditions de travail mais aussi de destruction d’emplois s’avère de ce point de vue aussi édifiant qu’inquiétant : « Ce que je veux dire comme responsable politique de ce département, c’est que quand une entreprise vient sur le territoire et dit je vais créer 500 ou 600 emplois en fonction des période, eh bien, nous regardons comment l’accueillir le mieux possible. (…) Je suis là pour incarner un modèle de société, celui qui va faire en sorte que le plus de nos concitoyens possible trouve un travail, et on sait très bien qu’il y a des emplois détruits tous les jours. L’e-commerce est une industrie (sic) d’avenir. (…) Je préfère des gens au travail, même en précarité, même dans des conditions difficiles, qu’au chômage. C’est ma conviction d’homme de gauche. »[[Emission « La voie est libre », France 3 Rhône-Alpes, 11 mai 2013]]
Qu’ajouter? Rien… Les grandes douleurs sont silencieuses.